La sédition militaire de Semana Santa de 1987 Le peuple au secours du régime démocratique argentin


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Thèse de doctorat soutenue le 10 juin 2014 (cliquer sur l'image pour télécharger le pdf.)



Introduction (premières pages)
La marée humaine déborde déjà la Plaza de los Dos Congresos mais la foule afflue encore depuis les avenues adjacentes. Des dizaines de milliers de personnes remontent la majestueuse avenida de Mayo, d’autres parviennent à la place par l’avenue Callao, ils rejoignent ainsi les milliers de manifestants déjà massés devant le Congrès depuis la fin de l’après-midi. Ce sont des dizaines de milliers de jeunes personnes, des militants de tous les partis politiques, des familles avec grands-parents et enfants en bas âge, qui proviennent de tous les quartiers de Buenos Aires, ainsi que des trains, des bus et voitures qui lient le centre de la capitale aux faubourgs qui s’étendent à perte de vue, au sud, à l’ouest et au nord de la ville. Cette scène de foule est aussi reproduite à une moindre échelle dans d’autres villes d’Argentine ; à Cordoba, Rosario, Salta, Mendoza, des centaines ou des milliers de personnes se réunissent sur les places centrales. Des millions d’autres Argentins regardent, souvent en groupe, la télévision qui retransmet la mobilisation populaire dans l’attente de nouvelles informations. Ce jeudi 16 avril 1987 au soir, le pays tout entier est mobilisé et dans l’attente.
À l’intérieur du Congrès, la Chambre des députés a rarement été aussi remplie de monde dans son histoire. Outre les élus convoqués en session extraordinaire, de nombreuses personnalités plus ou moins connues de la vie publique argentine se pressent dans la salle. Ce sont des représentants d’organismes de défense des droits de l’Homme, des syndicalistes, des chefs d’entreprise, des artistes, des journalistes, des personnalités politiques élues ou non qui ont rempli l’hémicycle. Ils sont bientôt rejoints par le président de la République, Raúl Alfonsín, dont le discours est retransmis par haut-parleurs sur la Plaza de los Dos Congresos et par télévision et radio au reste du pays. Le chef de l’État résume la raison pour laquelle le pays est en état d’alerte en ce premier jour de ce qui se présentait comme un paisible week-end de Pâques.
La veille, mercredi 15 avril, convoqué dans le cadre d’une enquête judiciaire sur les crimes commis durant la dictature militaire (1976-1983), le major Ernesto Barreiro, au lieu de se présenter devant le tribunal fédéral de Cordoba, se réfugie dans la caserne du régiment 14 d’infanterie aéroportée dirigée par le lieutenant-colonel Luis Polo. L’officier est donc déclaré en état de fuite par le tribunal, expulsé de l’Armée par sa hiérarchie et un avis de recherche et détention est lancé à son encontre. Le lendemain, les forces de l’ordre chargées de son arrestation se présentent devant la caserne mais le colonel Polo refuse de le remettre, de sorte que la caserne est virtuellement en rébellion. La scène est suivie par de nombreux journalistes qui retransmettent rapidement les informations par radio et télévision à l’ensemble du pays. Mais, pendant ce temps, ce jeudi matin, un groupe d’officiers se présente à l’école d’Infanterie de Campo de Mayo, l’une des plus vaste base militaire du pays, située à 30 kilomètres au nord de la capitale, et déclarent en prendre le commandement. Cette information est rapidement transmise au commandement de l’Armée et au gouvernement, puis diffusée dans l’ensemble des médias durant l’après-midi. Il ne s’agit plus d’un acte d’insubordination isolé, mais d’une sédition militaire organisée. Les deux foyers connus de la sédition sont situés dans la province de Cordoba et à Campo de Mayo mais la hiérarchie militaire, le gouvernement et les journalistes s’attendent à ce que d’autres casernes entrent en rébellion.
Le jeudi soir, l’Argentine est en état de commotion, mobilisée contre la possibilité d’un coup d’État. Son président condamne fermement les séditieux : « la Démocratie ne se négocie pas » est la phrase la plus remarquée de son discours. Un slogan traverse le pays : « démocratie ou dictature ».
Les séditieux prennent la parole le lendemain, vendredi 17 avril à 11h, à travers une interview à la radio accordée à leur chef, le lieutenant-colonel Aldo Rico qui se trouve dans l’école d’Infanterie de Campo de Mayo. Celui-ci affirme que la rébellion n’est pas un coup d’État et réclame une « solution politique » pour que cessent les procédures judiciaires contre les militaires. La principale revendication des séditieux est une amnistie pour les crimes commis durant la dictature militaire (1976-1983), soit entre autres la disparition de 8961 personnes (selon les chiffres officiels d’alors), sans compter les systématiques tortures, viols et exactions. La presque totalité des responsables politiques, majorité et opposition confondues, refuse de se prononcer sur la réclamation des séditieux et condamne la sédition. La population reste mobilisée, il y a des rassemblements, des manifestations et des déclarations de personnalités les plus diverses durant toute la journée, tous en signe de répudiation des militaires soulevés. Pendant ce temps, le président se réunit avec les chefs des armées pour décider des modalités de la répression. Des troupes stationnées près de Rosario (province de Santa Fe), sous la direction du général Ernesto Alais, sont chargées de mettre fin à la sédition à Campo de Mayo. Par ailleurs, à Cordoba, le colonel Polo se rend, mais le major Barreiro a fui et reste introuvable. Bientôt, l’attitude des troupes qui doivent réprimer les séditieux révèle la véritable ampleur de la crise militaire : elles refusent d’avancer contre leurs camarades. Ainsi, bien que les séditieux proprement dits ne représentent qu’environ deux cents militaires, le gouvernement ne possède aucune force armée pour les déloger.
Cette réalité est soigneusement occultée par les voix gouvernementales qui communiquent sur une Armée essentiellement loyale contre une petite minorité rebelle. Cette distinction apparaît cependant toujours plus fictive au fil des heures. Le samedi, les troupes du général Alais ne sont toujours pas en position de déloger les séditieux de Campo de Mayo. En revanche, des milliers de manifestants campent devant les grilles de la caserne, gardées par des militaires aux visages grimés de peinture de camouflage, qui inspire bientôt le nom donné aux séditieux : les carapintadas (« visages-peints »). Toute la journée, l’école d’Infanterie reçoit la visite de nombreux responsables politiques, du gouvernement radical et de l’opposition péroniste, qui cherchent à établir un dialogue avec les séditieux pour qu’ils déposent les armes. Ils ne parviennent cependant à aucun accord. Entretemps, la plupart des chefs d’État du monde entier ont fait parvenir des messages de soutien au gouvernement argentin. Les manifestations qui répudient les séditieux se prolongent toute la journée, tandis que les déclarations de tous les secteurs de la société se succèdent dans le même sens. La principale centrale syndicale, la CGT, appelle à une grève générale illimitée à partir du lundi suivant si les séditieux ne se sont pas rendus. Samedi soir, les troupes « loyales » tardent encore à arriver mais des milliers de manifestants campent devant la caserne des rebelles.
Ils sont plus nombreux encore le dimanche matin. Mais la manifestation principale a lieu sur la Place de Mai, où des centaines de milliers de personnes attendent le discours du président de la République. Celui-ci apparaît au balcon de la Casa Rosada[1] à 14h30. Il demande à la foule présente qu’elle attende sur la Place de Mai et annonce qu’il reviendra avec « les solutions ». Suite à quoi, il se rend en hélicoptère à Campo de Mayo, où il se réunit à huis clos avec le lieutenant-colonel rebelle Aldo Rico durant une vingtaine de minutes. A son retour, il se présente à nouveau sur le balcon de la Casa Rosada et annonce :
Compatriotes, Joyeuses Pâques.
Les hommes de la mutinerie ont changé d’attitude. Comme il se doit, ils seront détenus et soumis à la justice.
Il s’agit d’un groupe d’hommes, pour certains des héros de la guerre des Malouines, qui ont adopté cette position erronée et qui ont réitéré que leur intention n’était pas de provoquer un coup d’État. Mais, de toute façon, ils ont mené le pays à cette commotion, à cette tension, dans laquelle le protagoniste fondamental a été le peuple argentin dans son ensemble.
Pour éviter de faire couler du sang, j’ai donné des instructions au haut commandement de l’Armée pour qu’il ne procède pas à la répression. Et aujourd’hui nous pouvons remercier Dieu : la maison est en ordre et il n’y a pas de sang en Argentine.
Je demande au peuple qui est entré dans Campo de Mayo qu’il se retire. Il est nécessaire qu’il le fasse. Et je vous demande, à vous tous, que vous rentriez chez vous pour embrasser vos fils, pour fêter Pâques en paix en Argentine.

Ce bref discours marque la fin de la crise de Semana Santa, la place de Mai se vide progressivement de personnes aux sentiments mitigés, traversées par de nombreux doutes sur l’évenement qui vient de se produire.


[1] Maison Rose, siège du gouvernement.

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