Discours de soutenance de thèse de Jérémy Rubenstein "La sédition militaire de Semana Santa de 1987 : le peuple au secours du régime démocratique argentin"


Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Membres du Jury, je vous remercie de votre présence aujourd’hui, ainsi que, très sincèrement, d’avoir porté votre attention sur ma recherche.  
 
 
Sorbonne, 10 juin 2014

 

Ensuite, je voudrais commencer par exprimer mon profond étonnement de me retrouver ici. Cette surprise touche, tout à la fois, à l’aboutissement d’une thèse, à son sujet mais aussi, plus simplement, au fait d’avoir initier des études supérieures qui mènent à ce jour.  Car pas grand-chose ne laissait prévoir qu’il me serait donné d’exposer les conclusions d’une recherche savante dans l’enceinte d’une université. Pour expliquer, et sortir, de cet état d’étonnement un peu béat, il me faut remonter la particularité d’un parcours que je n’oserais qualifier de professionnel, tant il est éloigné de toute perspective de carrière et composé de retournements parfois surprenants.

Car s’il est déjà peu commun, dans le paysage étudiant français, de commencer des études supérieures à 27 ans, il est tout à fait inhabituel que la vie antérieure soit celle d’un aventurier. Ce mot d’"aventurier" me semble peu adapté à cette vie, car je ne me concevais pas ainsi. Mais, rétrospectivement, je n’ai pas trouvé d’autre terme, aux souvenirs épars de ramassage de café dans une plaine d’Equateur, de tenancier de bistrot dans ce même pays ou de commerce un tant soit peu illicite d’émeraudes dans un pays voisin (il y a prescription).

C’est donc la jonction entre cette vie peu ordonnée, étrangère aux études académiques, et je dirais même aux marges de toute institution, cette vie marginale donc, et l’écriture d’une thèse en Histoire, dont le sujet n’a rien de marginal qui m’interroge aujourd’hui. Car ma thèse porte en grande partie sur des institutions dures d’une République : son système judiciaire, son Armée, son pouvoir exécutif ou des partis politiques centraux.

Et ce n’est pas seulement mon passé qui soit distant de cet objet d’étude. Dans un roman qui paraît ces jours-ci à Buenos Aires, Pablo Strucci décrit un personnage français appelé Jerremy, dont il évoque l’activité principale ainsi : « Jerremy vino a la Argentina para estudiar el alfonsinismo. Tan ridiculo como suena. » Soit, « aussi ridicule que cela puisse paraître, Jérémy est venu en Argentine pour étudier l’alfonsinisme. ». Cette description, faite par un ami proche et qui m’a fait beaucoup rire, est marquée du sceau d’une certaine incompréhension pour l’objet de ma recherche. Je suppose que c’est un peu le lot commun des universitaires que de rencontrer une grande perplexité chez leurs proches quand ils évoquent leurs objets d’étude. Dans ce cas, la réflexion de Pablo Strucci révèle une autre distance avec mon sujet, puisqu’il se fait le témoin d’une partie de ma vie actuelle, en particulier mon activité dans un mouvement de militantisme culturel qui fait la satire des pouvoirs établis, comme un vague cousin du situationnisme. Il me suffit d’évoquer la Patate transgénique Monsanto (una Papa en espagnol) que nous avons élu sur le parvis de la Cathédrale de Buenos Aires, quelque jours après que Monseigneur Bergolio soit élu Pape (également Papa en espagnol) pour comprendre la distance critique que je peux entretenir envers les institutions. Dans cette perspective, on comprend que pour Strucci et d’autres amis proches, l’étude d’Alfonsín puisse paraître surtout comme une incongruité.

Avec cela, je veux dire que si auparavant j’ai pu être très éloigné des études supérieures, aujourd’hui je n’ai pas une empathie particulière avec la plupart des acteurs de mon sujet d’étude. Je voudrais donc ici revenir sur le parcours intellectuel qui m’a mené à cette période des années 80 et, plus spécialement, sur la crise de Semana Santa –ce soulèvement militaire suivi d’une mobilisation inédite de la population -de 1987.

Pour en arriver là, il faut que j’évoque auparavant brièvement ce que j’ai rencontré sur les bancs de l’université, qui m’avait singulièrement manqué antérieurement.

Rigueur, respect et liberté, voilà le singulier attelage que j’ai trouvé à l’Université. Rigueur des mots, de la méthode et des raisonnements. Le respect de l’écoute que je pense être la caractéristique la plus saillante de notre société savante, car sans lui il serait entre autre impossible de marquer son parfait désaccord avec un énoncé contesté. Enfin liberté, précisément de l’énoncé qui n’admet aucun formatage, aucune limite si ce n’est celle de la rigueur précédemment évoquée.

Aussi, de la simple formalité du titre universitaire que j’étais initialement venu chercher, je suis passé assez rapidement à une passion pour des outils intellectuels qui permettent d’aborder des sujets que l’on apprend aussi à construire. Ces outils en mains (ce qui correspond à une Licence), je ne pouvais me résoudre à ne pas les utiliser. C’est ici que Annick Lempérière m’accueillit pour effectuer ma première enquête, par laquelle je tâchais aussi bien de résoudre quelques interrogations sur la gauche en générale, que sur le phénomène de guérilla en Amérique latine où j’avais longtemps vécu (y compris dans un pays où elle est encore active). Néanmoins, je choisissais un pays qui m’était totalement inconnu et que je ne considérais d’ailleurs pas tout à fait comme latino-américain, l’Argentine.

A bien des égards, cette première enquête en Argentine a décidé de la suite, puisque je n’ai plus jamais cessé de m’intéresser à l’Histoire de ce pays (où je réside depuis). En revanche, c’est bien moins le passé que j’étudiais qui m’a surpris que la présence de ce passé dans le présent. Car s’il était naturel que dans les locaux du CEDINCI où je trouvais mes principales archives et dans les quelques cours que je suivais, nous parlâmes volontiers des années 1970, des différentes guérillas, et de la répression de l’Etat argentin, il était en revanche bien plus surprenant d’aborder ces mêmes thèmes au sortir d’un théâtre ou à la terrasse d’un café avec des parfaits inconnus (2005). Je revenais en France après quelques mois à Buenos Aires, avec la certitude d’avoir visité un pays saturé de son passé, avec des militants qui ne cessaient paradoxalement de dénoncer un pays sans mémoire, mémoire qui s’affichaient dans toutes les dénonciations. En somme, il me semblait que nous étions dans la configuration d’un « passé qui ne passe pas » pour reprendre la formule de Henry Rousso. Ce qui m’amenait à me détourner presque totalement de mon sujet de maîtrise pour construire une étude sur cette mémoire si obsédante. Cela donna lieu à un mémoire de DEA qui cherchait à poser des jalons à la construction mémorielle des années 1970, plus précisément de la dictature.

J’abandonnais aussi le champ des guérillas ou de la gauche radicale car s’il est vrai que je trouvais là de quoi alimenter des questionnements assez personnels sur la gauche en général, avec laquelle j’ai des accointances certaines, je me suis rendu compte avec cette année de maîtrise que je me lassais très vite de sa rhétorique. En somme, je n’étais pas prêt à cohabiter plusieurs années avec des sources qui me parleraient de « déviance petite-bourgeoise » ou de « compañeros y compañeras construisant un Homme Nouveau » et de complexes raisonnements jargonneux sensés expliquer la petite différence avec un parti similaire. S’il faut passer plusieurs années sur une thèse, autant prendre du plaisir avec les sources. J’avais donc alors compris qu’il me faudrait construire un sujet qui aborde de multiples acteurs (ce qui implique des sources tout aussi multiples). Et, en effet, plus tard, ce sera avec enthousiasme que j’abordais chaque nouveau chapitre de ma thèse, qui présente un acteur très différent que celui traité dans le chapitre antérieur.

Pour revenir au DEA, j’écrivais un mémoire qui reste une curiosité, entre les jalons d’une future thèse et des réflexions peu abouties. « objet universitaire non-identifié » m’avait secrètement glissé un membre du jury. Néanmoins ce mémoire se plaçait au cœur de deux questionnements relativement universels et très souvent liés. D’une part, l’existence des camps de concentration clandestins argentins renvoie à leurs rôles dans notre modernité, question qui obsède depuis la prise en compte de la spécificité de la solution finale. D’autre part, comment une société vit-elle après cette expérience extrême, comment l’insère t-elle dans le récit de son passé.

Mais, nouveau retournement, j’abandonnais progressivement mon sujet de prédilection qui aurait porté sur la mémoire de la dictature argentine jusqu’à aujourd’hui. Ici, ce sont plusieurs questionnements historiographiques, et je dirais plus réfléchis, qui m’ont mené à me défaire de ces sujets obsédants. D’une part, entre le moment de mon premier voyage et mon installation en Argentine, une véritable politique mémorielle d’Etat sur les années 70 s’est constituée. Et bien que son observation quotidienne soit d’un grand intérêt, son actualité ne permet non seulement aucun recul mais aussi très peu de visibilité, car nous sommes clairement dans un cycle qui n’est pas encore refermé. En partie induite à ce cycle, il y avait aussi une prolifération d’études similaires qui réduisait d’autant toute prétention à l’originalité de mon étude.

D’autre part, l’étude historienne de la mémoire me semblait devoir se remettre en partie en question après une période particulièrement prolifique depuis, disons les Lieux de Mémoire de Pierre Nora jusqu’à la synthèse sur les usages du passé, du milieu des années 2000, écrite par Enzo Traverso ici présent. Elle avait développé des instruments très pointus qui sont un apport heuristique considérable à l’histoire politique. Je reprends, pour illustrer cet apport, l’analyse détaillé du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon –qui me semble un modèle de ce que peut apporter l’histoire de la mémoire à l’histoire politique - qui permet à Henry Rousso de dresser le paysage politique de 1964. En plantant son observatoire de la mémoire de la Résistance, l’auteur dresse un tableau précis de la configuration politique française de 1964. C’est ainsi que j’ai compris l’histoire de la mémoire, comme un observatoire du politique ; en l’occurrence, la construction d’une représentation dominante de la Résistance des années 40 permet de comprendre les forces politiques en présence dans les années 60 françaises. 

Mais la multiplication d’études qui empruntent cette méthode, souvent de qualité, menait à se demander si nous ne risquions pas de nous installer dans une histoire des commémorations ou des lieux de mémoire, en nous enfermant dans un réduit de notre discipline. De là, je me demandais si la mémoire pouvait être en mesure de peser directement sur les évènements. C’est-à-dire une mémoire,  non plus considérée comme un moyen d’aborder l’événement ou une configuration politique particulière, mais directement comme moteur de l’événement.

Enfin, la troisième considération historiographique qui m’interrogeait était le singulier vide de la littérature universitaire sur les années 80, qui apparaissent très souvent coincées entre deux obsessions universitaires nationales, les années 70 et 90. Essentiellement pour leur violence, les années 70 interrogent de nombreux universitaires, qui répondent ainsi, en grande partie, à une demande sociale. De même, les années 90 sont largement perçues comme le bouleversement d’un pays qui a été mené à marche forcé vers l’abîme de la crise générale du pays de 2001. Ces deux décennies monopolisent ainsi largement l’intérêt des universitaires. Ce double intérêt se traduit, dans ses formes les plus extrêmes, par un discours sur le passé qui fait l’impasse sur la décennie qui, chronologiquement, les articule.
Dans ce contexte, s’intéresser à la courte décennie des années 80 m’apparaissait comme une nécessité, car cette impasse me semblait nourrir bien des raccourcis (par exemple ce lien direct entre la dernière dictature et le ménémisme des années 90, très souvent fait dans une bonne partie de la gauche).

Ces trois questionnements m’ont progressivement mené au sujet de cette thèse, cette crise de Pacques de 1987, moment charnière des années 80 (et qui oblige à comprendre l’ensemble de la décennie dans sa spécificité). Je n’arrive malheureusement pas à me souvenir avec exactitude si cette idée d’une mémoire qui pèse sur les évènements précède mon intérêt pour Semana Santa ou si cette crise m’a amené à penser la mémoire comme un possible moteur de l’évènement. J’en conclus que les deux se sont emboités dès que j’ai compris que le fait significatif de Semana Santa n’est pas le soulèvement militaire mais la mobilisation populaire qui lui fait face. La population argentine se dressait contre ce qui était perçu comme un retour du passé, une des plus grandes manifestations du siècle était motivée par la mémoire d’une dictature honnie.

Je m’interrogeais donc sur un événement, essentiellement avec mes outils d’histoire de la mémoire –c’est-à-dire en suivant avec attention tous les vecteurs de mémoire (comme les appelle Henry Rousso). Car s’il y avait une mobilisation contre le passé, c’est donc qu’il y avait une construction mémorielle qui rendait ce passé abjecte.

Jusque là je ne rencontrais pas de grande difficulté, je pourrais dire que j’étais en terrain connu. Mais la mobilisation de Semana Santa a cela de particulier qu’elle semble, au moins dans les sources, unanime. Donc, à la nécessaire question de savoir qui se mobilisait contre le passé honni, je finissais par m’avouer : le peuple.

Et là, à nouveau, je me retrouvais devant un sujet auquel j’étais peu prédisposé, du fait d’une méfiance instinctive pour quiconque s’autorise à le nommer. Pourtant il s’agit de l’acteur central de ma thèse, qui propose plusieurs manières de l’aborder. Cependant, malgré les différents dispositifs méthodologiques pour traiter du peuple, il me semble impossible de considérer la présence du peuple autrement qu’en prenant parti : autrement dit, affirmer la présence du peuple est une position clairement politique, avant toute approche scientifique qui ratifierait cette présence.

Evidemment, le peuple protagoniste principal de Semana Santa interroge nécessairement la nature du régime politique inauguré en 1983. Car on définit en grande partie la nature d’un régime selon la place qu’occupe le souverain de la modernité politique. Ici, mon approche a cherché à se démarquer méthodologiquement des approches politistes ou de philosophie politique, dans le sens où j’ai essayé de faire abstraction, au moins momentanément, des critères classiques qui définissent la nature des régimes politiques. Cette démarche intellectuelle a pour objectif, outre la suspension du jugement de valeur, de permettre une attention soutenue aux changements qui s’opèrent avec l’événement étudié. Concrètement, le cours des évènements et les décisions prises durant Semana Santa définissent le régime politique dans lequel l’Argentine vivrait. Ainsi, on comprend tout l’enjeu d’une décision, prise en quelques minutes, par le président Alfonsín qui a le choix entre prendre la tête de la mobilisation populaire pour aller réduire les séditieux ou aller seul négocier avec eux. Dans la première option de ce choix, c’est un tout autre régime qui se dessinerait car le peuple aurait été l’acteur de l’évènement qui définit le régime. Autrement dit, le peuple serait allé à l’assaut de sa Bastille.
Nous savons qu’il n’en est rien. Le peuple est resté spectateur, si bien que ce sont des acteurs institutionnels qui ont résolu la crise. La conséquence est que la place du peuple dans le régime est celle de spectateur qui vote de temps à autre entre différents partis qui, eux, gouvernent. Le peuple protagoniste est ainsi congédié, et selon ma définition du peuple il est même dissous au profit de figure institutionnelle (avec un “p” minuscule, c’est-à-dire réel, mobilisé dans la rue, et non sa fiction institutionnelle).

Cette approche décrite explique le peu d’intérêt que j’ai porté à des débats, qui occupent pourtant très centralement les intellectuels des années 80, sur le contenu de la Démocratie. Car, dans ma perspective, nul besoin de chercher à savoir ce que serait une bonne démocratie ou simplement une démocratie, il convient seulement d’observer ce que réalise le régime politique en place, et quel rôle il octroie à chacun. Il m’a semblé que c’était la démarche la plus honnête pour un historien.

Comme j’essayais de le dire, mon intérêt s’est bien plus porté sur le peuple que sur le nom du régime politique argentin de 1987. Néanmoins, dans un paradoxe apparent, ma thèse n’aborde pratiquement jamais le peuple directement. Chaque chapitre présente un acteur institutionnel ou, du moins, bien identifié.

J’ai fait apparaître les acteurs selon leur chronologie d’apparition dans la crise de Semana Santa. Ainsi, le premier chapitre s’intéresse au monde judiciaire, car c’est une décision de justice qui déclenche la crise, quand un militaire refuse de se présenter devant le tribunal qui le convoque. Ce militaire apparaît donc comme le second acteur, et mon second chapitre traite de l’Armée et des militaires séditieux. L’intervention d’Alfonsín dans la crise est l’occasion d’un troisième chapitre qui revient sur l’ensemble de la carrière de ce radical et de son parti. Le chapitre suivant, j’ai tâché de dresser un tableau des principaux partis politiques qui se mobilisent aussi durant la crise. Il me semblait aussi impossible de faire l’impasse sur le rôle particulier des journalistes, des journaux et des médias en général. Enfin, j’ai tâché de rendre compte du rôle déterminant du Mouvement des Droits de l’Homme sur la politique des années 80, et sur la constitution d’une mémoire qui permet, précisément l’apparition du peuple durant la crise.

La logique qui dirige cette organisation de la thèse cherche à rendre compte du temps court de l’événement, l’apparition de chaque acteur dans la chronologie de l’évènement rappelle sans cesse ce temps court. Mais, en même temps, chacun des acteurs s’inscrit dans son histoire plus longue.

Je le disais, traiter d’acteur institutionnel pour aborder le peuple semble un paradoxe, mais celui-ci se résout facilement car chacun de ces acteurs favorisent à sa manière l’apparition du peuple, qui réagit dans le temps court contre les militaires séditieux ; mais cette réaction ne peut s’expliquer que par un processus plus long, qui correspond au changement culturel qui rend inadmissible un nouvelle intervention militaire. Ce changement culturel est le résultat d’une construction mémorielle qui se développe entre 1983 et 1987.  


Bien, je remercie le public et les membres du jury pour votre attention. 


Discours de soutenance  pour l'obtention du doctorat en Histoire
Paris, Université de la Sorbonne, 10 juin 2014

Doctorat obtenu avec la mention "très honorable" et les félicitations à l'unanimité du jury présidé par Enzo Traverso.

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