Une journée particulière à Buenos Aires "Deus oeconomiae est fascista" (Carnet #5)

 


Cette semaine a été marquée par les « débats » parlementaires menant au vote de la loi dite « omnibus » (comprenant des centaines d’articles) qui a été sanctionné vendredi 2 février par une ample majorité. Elle devrait être encore amandée -probablement sur des points non-essentiels- la semaine prochaine, puis passera au Sénat. Durant ces « débats », un intimidant dispositif policier a été déployé autour du Parlement, qui est parvenu à rompre avec la tradition des mobilisations populaires accompagnant les moments importants de la vie parlementaire.

Avec une amie historienne, on se demande si j’ai bien fait d’écrire que « techniquement, l’Argentine fonctionnerait comme une dictature » (carnet n°4). Évidemment, la délégation de pouvoirs du Parlement au seul président mène à une absence de contre-pouvoir sur des décisions clefs, ce qui donne cette idée de dictature. Mais, dans l’histoire argentine, aux multiples coups d’État et dictatures, le terme résonne trop fortement et la délégation des pouvoirs est prévue par la Constitution de 1994. Reste que Milei et son projet politique ne sont pas anodins, ils se structurent sur la haine de tous les pouvoirs institués, sauf l’entreprise. Ainsi, tous ses porte-paroles considèrent les moindres références aux procédures constitutionnelles comme d’intolérables chicaneries, des « formalismes » selon leur terme. Donc, effectivement, il y a un grand danger de pouvoir arbitraire sans limite. J’aurais néanmoins pu ou dû parler d’autoritarisme, de la délégation des pouvoirs comme un moyen d’exercer son autoritarisme manifeste. Il y a une gradation à garder, sans quoi on ne comprend plus rien. Je dirais donc que la délégation de pouvoirs lâcherait les freins à l’autoritarisme de Milei. Voilà. 


Droite, gauche, etc.

Un autre ami réagit à une autre publication (carnet #3). Il trouve que mon utilisation des catégories « gauche » et « droite » est non seulement abrupte et péremptoire (« l’extrême-droite arrive au pouvoir avec le soutien de la droite », toujours) mais surtout inopérante pour saisir notre temps.

Je vois à peu près ce qu’il veut dire et il a raison s’il s’agit de dire que, pour l’Argentine, bien des gens qui ont voté Milei ne se situent pas sur cet axe, s’en foutent ou le rejettent. Pour autant, abandonner totalement cet axe pour décrire des phénomènes dans lesquels nombre de partis politiques s’y situent n’a pas de sens. Et quand bien même ces partis le rejetteraient (« ni droite, ni gauche »), l’analyse politique aurait tort de s’en passer, de les resituer contre leurs volontés ou auto-perceptions. Qu’un péroniste se situe en dehors de cet axe n’empêche pas de le situer (« péroniste de droite », « péroniste progressiste », « péroniste d’extrême-droite », etc, etc, beaucoup beaucoup d’etc. [1]

[1] Il en va de même des péronismes comme d’autres causes,...

).

D’autant plus dans la description des jeux politiciens entre Macri et Milei (objet de la note en question), où il n’y a aucune raison pour ne pas utiliser les catégories de droite et extrême-droite. La question serait éventuellement plus délicate à gauche, vue le nombre de personnalités, courants et partis qui se revendiquent de gauche et agissent et pensent à droite (de mon point de vue et, un brin plus important, de celui du capital). En somme, vous pouvez vous dire « ennemi de la finance », si la finance vous remercie pour votre gestion, vous êtes de droite. Aussi simple que ça en a l’air (tan simple como parece, dit-on par ici).

D’ailleurs, et à propos de « gauche » très à droite, le candidat qui se présentait en rempart contre Milei, Sergio Massa, pourrait parfaitement être décrit comme un équivalent du Manuel Valls français. Massa s’est fait connaître du grand-public au niveau national, il y a une dizaine d’année, sur des thèmes de sécurité. Il est souvent appelé le « pancake », pour sa capacité à se retourner comme une crêpe.


Le libertarisme, l’idéologie œcuménique des extrême-droites

La plupart des extrême-droites trouvent leur compte dans le libertarisme. Souvent, il ne s’agit pas d’une adhésion enthousiaste, entendu que nationalismes et fascismes -parmi les sources traditionnelles de l’extrême-droite- octroient un rôle central à l’État, à l’inverse du libertarisme qui le place au premier rang de ses ennemis. Ce sont plusieurs pragmatismes qui mènent les tenants d’idéologies assez différentes à endosser la bannière de l’ultra-libéralisme.

D’abord, il y a de puissants financiers qui sont prêts à investir une partie de leurs capitaux dans la promotion de cette idéologie, alors qu’ils seraient plus tièdes sinon hostiles à la promesse du retour d’un État fort, fusse-t-il fasciste. Même un milliardaire traditionnaliste tel que Bolloré préfère s’assurer que ses poulains politiques ne reviennent pas sur l’ultra-libéralisme économique dans lequel la France est engagée (d’où une préférence pour Zemmour plutôt que Le Pen plus ambiguë et changeante sur la question).

Il y a aussi un pragmatisme idéologique. Toutes les extrême-droites se structurent en fonction d’une inégalité fondamentale. Les unes placeront l’inégalité des races (recouvertes de « culture » ou de « civilisation » selon les législations et/ou ce qui est dicible et écoutable), les autres un sang bleu (qui variera selon les pays mais affirmera une aristocratie d’origine), d’autres seront spécialement attentives à l’inégalité des sexes, d’autres, enfin, placeront l’inégalité sociale au cœur de leur doctrine. Ces dernières raflent aujourd’hui la mise car toutes les autres peuvent s’y articuler.

Si votre problème central est de renvoyer les femmes dans un espace de non-droit ou de domination « privée » (pensée comme masculine), il n’est pas difficile de se rendre compte que si l’argent structure l’ensemble des relations sociales, alors vous donnez un avantage comparatif à la gent masculine. Celle-ci outre son avantage hérité, bénéficiera de tous les handicaps (maternité, entre autres) de la gent féminine dans la compétition du marché du travail. Si votre objectif est de placer les Noirs ou autres racialisés en état de dominés, en partant de la situation actuelle, vous êtes pratiquement certains de pouvoir maintenir, et accentuer, un système de subalternité par la seule répartition du capital.

Dans la réalité, la plupart des idéologies d’extrême-droite établissent des mixtes de ces inégalités. Toutes, cependant, peuvent se maintenir et s’accroitre grâce à la centralité de l’argent, si bien qu’il est intéressant pour n’importe quelle idéologie d’extrême-droite de se tourner vers celle qui assure la dictature de l’argent. Il n’y a que les fondamentalistes de chaque chapelle qui ne peuvent accepter de se rallier à l’ultra-libéralisme. Un fondamentaliste du racisme ne pourra pas accepter qu’une « noire » puisse exploiter avec succès un créneau dans le libéralisme. Ce serait encore trop car un cas parmi des milliers remettrait en cause son dogme. Les autres, la plupart, s’en remettront à la statistique, quitte à harceler les rares « noirs » qui tireront leur épingle du jeu ou, inversement (mais dans le même sens raciste), les promouvoir afin de s’en servir pour nier l’existence du racisme.

Le libéralisme permet aussi de trouver un terrain d’entente avec l’ensemble des droites, y compris celles considérées comme « centristes ». (L’idéologie dominante se présente toujours comme centriste, quand bien même elle prônerait la destruction totale de formes de vie -ce qui pourrait, objectivement, être un critère d’extrémisme. Par exemple, en France, Macron est souvent présenté comme centriste, bien qu’il soit globalement maurassien de cœur et thatchérien de raison.)

Donc, troisième pragmatisme, électoralement c’est intéressant. En tant qu’ultra-libéral, vous pourrez créer des coalitions avec des libéraux plus classiques (bien élevés) et un mixte de différentes extrêmes-droites. Pour cimenter à un tel attelage, vous pouvez toujours compter sur l’opportunisme à tout crin qui anime une très grande majorité des personnes engagées dans la vie électorale (en France, il y a bien un « macronisme de gauche », si bien qu’il n’y a pas à s’étonner qu’en Argentine il y ait des élus de la presque totalité des partis qui trouvent un terrain d’entente avec Milei, ce seront « des miléistes de gauche » ou du centre ou de n’importe quelle appellation fantaisiste qu’ils voudront se donner).

On a donc donné une étiquette à Milei. Ultra-libéral, qui est l’idéologie d’extrême-droite aujourd’hui la plus à même de rassembler l’ensemble des familles de cette hémisphère politique. Est-on plus avancé pour autant ? A quoi ça nous sert ? Autrement dit, mon ami considérant que ces catégories politiques brouillent plus qu’elles n’expliquent notre temps n’a t-il pas raison ? Peut-être. J’ai tout de même l’impression que ça permet de saisir des engouements et des alliances, et de se prémunir contre des bannières -libérales- qui se présentent comme plus inoffensives, ou pacifiques, que des tronçonneuses. Ou peut-être que je suis irrémédiablement formaté pour assigner des couleurs politiques, que celles-ci servent ou pas à me guider dans la confusion du monde. Je fais ce que je crois savoir faire, voilà tout. 


Un enfer pour Alberto Hollande et François Fernández

Fernández… Fernández ! J’imagine un enfer dédié à ce genre de personnage, dont l’insignifiance constitue le drame à un moment crucial. Dans cet enfer, François Hollande l’accompagnerait. Voilà, il faut imaginer cet enfer absolument atroce de cette manière : Alberto Fernández, muni de sa guitare, éreinterait les oreilles de Hollande avec ses affligeantes chansons vaguement hippies. En retour, Hollande inonderait son comparse de petites plaisanteries débiles, avec son fameux humour à la con qui ravit l’entre-soi parisien (« d’accord pour dire que c’est un flan, mais quel humour ! »). J’espère qu’ils rejoindront très vite cet enfer-c’est-l’autre, spécialement conçu pour eux. Peut-être pourra-t-on ainsi échapper aux opinions de Fernández, car il ne s’agirait tout de même pas qu’il revienne tous les quatre matins nous dire ce qu’il en pense.

Mes tongs et la langue de Milei

Je vois des tongs chez un marchand de chaussures à un prix qui me semble exorbitant. Pour m’y retrouver, je fais une conversion en euros, et j’en conclus qu’elles approchent les 30€, ce qui est effectivement très cher pour ces morceaux de caoutchouc. Alors je regarde sur le site de vente en ligne de la marque, qui les vend à 11 000 pesos, soit environ trois fois moins. Au moment de payer avec un porte-monnaie électronique (Mercado-Pago), je me rends compte que je n’ai pas assez. Mais le porte-monnaie me propose un prêt à un taux qui paraît absurde, puisque j’aurais 21 000 pesos à rembourser, soit un taux approchant les 100%. Néanmoins, la première des trois échéances de 7000 ne sera qu’un mois après l’achat. Si bien que j’aurai remboursé l’ensemble dans quatre mois. Or, je parie que d’ici là les pesos vaudront au moins deux fois moins par rapport aux dollars (monnaie que j’ai effectivement en poche actuellement). Donc, j’achète les tongs à 210000 (11 000 + 10 000 du prêt) pesos, soit 21 dollars, en spéculant que je ne paierais que 12 dollars. Un mois et demi après (et la première échéance de 7000 payée entre temps qui correspondait à environ 5 dollars), c’est bien parti pour arriver à cela, car la prochaine coûtera sûrement autours de 4 dollars, et la suivante moins.

Ces genres de calcul sont permanents. L’inflation constante depuis des années oblige à ces gymnastiques qui reposent sur des expectatives de chiffres qui grimpent et leur vitesse d’ascension. En règle générale, nous avons simplement perdu la moindre notion d’un prix stable, tout change tout le temps, si bien qu’on attrape ce qu’on peut tant que c’est possible. Nous naviguons dans une sorte de blizzard, avec des prix et des pesos qui ont quelque chose d’impalpable, comme un sol qui se dérobe sans cesse, jalonné de trous d’air aléatoires. Cette sensation d’étrangeté est accentuée par des incohérences de prix par rapport à une échelle morale (« le sens commun ») rudement mise à l’épreuve. En clair, un paquet de riz atteint les 2000 pesos, le même prix qu’une bouteille de vin Benjamin (loin d’être le moins cher) ; six mois plus tôt, la bouteille de vin coûtait trois fois plus que le paquet de riz. Rien de tout cela n’a du sens, pour la plupart d’entre nous.

Mais, pour d’autres, c’est un jeu. Trouver un petit système pour déjouer l’inflation s’est converti en un sport de geek (auquel les non-experts comme moi essayons, de temps à autre, de nous adonner). Ainsi, pléthore d’applications (Apps) s’insèrent dans la vie (et l’inflation) quotidienne. L’une vous indique le prix de cette plaquette de beure dans le supermarché concurrent. Une autre estime le gain ou la perte de l’achat à crédit (y compris pour des produits de consommation courante, soit la même plaquette de beurre) en fonction du nombre d’échéances proposé. Etc.

L’inflation place une bonne partie de la population, je soupçonne surtout les plus jeunes, dans un grand casino, où il s’agit de tirer son épingle du jeu pour ne pas voir ses revenus fondre avant les avoir convertis en des achats. Et on tire une certaine fierté à acheter au « bon moment » (juste avant que le prix soit changé) quelques kilos de pâtes ou bouteilles de pinard. Ou un regret de ne pas l’avoir fait (mince ! j’en étais sûr, j’aurais dû prendre ce pot de miel hier à 2000 pesos, aujourd’hui à 3500).

La langue de Milei, ce langage plein de taux d’inflation, de rendement, de déficit, est une langue que nous parlons tous. Qui s’est imposé sans Milei. Celui-ci dit quelque chose à autant de monde car sa langue est celle avec laquelle on achète ses tongs. En effet, les discours de Milei sont composés de deux éléments langagiers. L’un, celui qu’on retient habituellement, sont quelques phrases chocs ou choquantes par l’absurde (du type John Keynes « chante une ode à Hitler »). L’autre, la presque totalité du monologue, est un long borborygme duquel jaillissent des termes économiques sensés expliquer le monde. C’est ce borborygme qui est devenu une langue commune du fait de sept ou huit ans d’inflation délirante.

Bref, pour acheter mes tongs j’ai joué à Milei-Game.

En fait, je n’ai pas que joué à Milei-Game, j’ai aussi enrichi l’un de ses supporters et principaux bénéficiaires de sa présidence : Marcos Galperín, propriétaire de l’entreprise gérant le porte-monnaie électronique Mercado-Pago. En Argentine, autant le porte-monnaie que le Mercado-Libre (une plateforme d’achat-vente, entre le Bon-Coin et Amazon) du même Galperín sont des monopoles dans leurs domaines. Et Mercado-Pago est souvent le moyen le plus pratique pour payer ses courses (un petit caddie pour deux personnes atteint très facilement les 30 000 pesos. Pour peu qu’on vous ait refiler des billets de 500 et vous voilà avec une liasse de 60 billets). Un compte Mercado-Pago suffit à toutes les transactions courantes (se faire payer et payer).

Et, bien sûr, notre Jeff Bezos local est un ardent défenseur de Milei et, dans le même temps, un archétype de ce que Milei présente comme une réussite et un avenir désirable. Pensez donc, une entreprise argentine côté au Nasdaq de Wall Street.

Bref, il conviendrait d’acheter ses tongs à trente balles chez le marchand de pompes (ceci-dit, pas sûr que lui-même ne se soit pas fait livrer son stock par Mercado-Libre).

30 janvier. L’Église de la Foi et la Rédemption Économique (FMI, pour ses sigles en anglais) a parlé : grâce aux mesures « absolument nécessaires » de Milei, l’Argentine sera affamée. Le FMI prévoit en effet une baisse du PIB de 2,8%, contre une hausse de 2,8 % qu’il prévoyait en octobre [2]

[2] Cette récession annoncée par le FMI devrait être bien...

. Mais, augure le Saint-Siège-Monétaire, en 2025, il y aura une hausse de 5%. Alléluia ! Vous mourrez de faim dans une juste rédemption et le paradis de l’activité économique des grandes entreprises adviendra. Merci, mon Dieu.

Le haut-clerc du FMI, à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi économique, Pierre-Olivier Gourinchas a expliqué que « l’inflation était, bien sûr, dû au financement monétaire » [3]

...

(les bonnes paroles de Monsignor veulent dire que l’Argentine a émis trop de monnaie). Le saint-homme n’a pas donné le moindre avis sur l’impact de l’endettement (frauduleux) de l’Argentine auprès du FMI, divine étourderie du prélat que chacun lui pardonnera avec bienveillance. Prenons-nous par la main et prions ensemble afin que Mgr Gourinchas ne souffre plus de troubles de la mémoire.

Des nouvelles de la « caste ». Avec la confirmation du péroniste Daniel Scioli (voir carnet précédent) en ministre de Milei, la photo du gouvernement ne laisse plus aucun doute : il s’agit d’un ramassis d’opportunistes qui peuplent les différents gouvernements et la haute-administration depuis les années 1990.

1er février. Milei poste sur le réseau-Musk un dessin généré par une « intelligence artificielle ». On y voit, à côté du Congrès, un énorme lion (qui le représente) sur une cage depuis laquelle sont sensés sortir des milliers de personnes agitant des drapeaux argentins. Petit problème : les gens se voient de dos, si bien qu’ils ne semblent pas sortir de la cage mais y entrer.

Par ailleurs, cette image fantasmée électroniquement jure avec la réalité de cette même place du Congrès qui est, depuis une semaine, souvent pleine de manifestants contre Milei. Les seuls « supporters » de Milei (nombreux il est vrai) y sont les flics.

« Les gens ont faim ? Je vais m’occuper individuellement de ceux qui ont faim, pas des référents. Venez un par un, je vais prendre note du DNI [Carte d’Identité], du nom, d’où vous venez, et vous recevrez de l’aide individuellement. ». Sandra Pettovello, ministre du Capital Humain, 1er février.

Sandra Pettovello s’adresse à un groupe venu devant son ministère réclamer que de la nourriture soit envoyée aux cantines populaires (qui ne reçoivent rien depuis plusieurs mois, en violation d’accords avec l’État venant de l’administration antérieure).

Pettovello a poursuivi son show en s’asseyant à une table devant son ministère, pour noter les noms de individus demandant une aide alimentaire. On estime à 10 millions de personnes qui ont recours aux cantines populaires. Le gouvernement a promis de faire parvenir une aide monétaire individuelle aux plus pauvres, et non plus en aliments secs auprès des cantines qui les redistribuent. Ainsi, il a coupé sa contribution à ces cantines et n’a pas encore mis en place son système individualisé et monétaire (c’est-à-dire qui ne garantit en rien que les personnes reçoivent bien des aliments, d’autant que le prix de ceux-ci ne cesse de grimper follement). En attendant, madame Pettovello, qui a rebaptisé les cantines populaires de « gérants de la faim », fait son cirque à l’adresse de médias auxquels son jeu avec la faim plaît énormément. Il faut dire qu’elle était auparavant « journaliste » dans une émission dirigée par Luis Majul (autre célèbre « journaliste » à l’éthique plus que douteuse, à ce niveau on peut parler de fabrique de fake-news), donc elle sait y faire en matière de spectacle répugnant.

31 janvier. La session parlementaire pour voter la fameuse loi « omnibus » a commencé. Les « débats » sont surréalistes car, comme le remarquent nombre de députés, surtout de gauche, personne ne connaît la teneur du texte législatif. La seule certitude est qu’il ne s’agit plus du texte initial mais personne ne sait quelle version du texte remanié (et lesté de centaines d’articles) est en « débat ». On parle désormais du projet de loi « blue », en référence au « dollar blue » (prononcé en anglais) qui est le taux de change parallèle au dollar [4]

[4] Il y a un taux officiel fixé par décret et plusieurs...

.

Au dehors du Congrès, un impressionnant dispositif policier s’est déployé avant même que le moindre manifestant soit arrivé. Quand nous y arrivons, il y a toutes les polices (ville, fédérale, gendarmerie, préfecture) pour nous recevoir. Un manifestant demande à un flic de la Préfecture (rien à voir avec la préfecture française, il s’agit d’un équivalent d’une police fluviale) si une nouvelle rivière souterraine serait apparue au bord du Congrès (ce qui justifierait sa présence). Le policier rigole et hausse les épaules dans un geste qui signifie « que veux-tu que je te dise, c’est n’importe quoi ». En effet, c’est n’importe quoi, un show organisé par la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich pour montrer que son risible « protocole de sécurité » tient encore la route. Première conséquence : une clôture enserrant le Parlement comme s’il fut en état de siège. Une image qui dit bien mieux ce que le Parlement est pour le peuple que tout discours qui puisse se déployer en son sein. Un ennemi à assiéger.

A l’instar de toutes les manifestations depuis plusieurs semaines, celle-ci est très pacifique. Il y a une volonté claire d’éviter l’affrontement avec les forces de l’ordre. C’était vrai la semaine dernière avec des centaines de milliers de personnes, sans le moindre affrontement ; c’était vrai les semaines antérieures et c’est vrai ce soir. Mais Bullrich veut (comme les semaines précédentes -sauf lors de l’appel de la CGT) produire des images d’affrontement. La question est de produire des images, si bien que près du Congrès on ne comprend rien de ce qui se passe. Il y a des flics de toutes les couleurs faisant de curieuses manœuvres. Un moment, ils forment une grosse tortue comme s’ils fussent en position de défense mais il n’y a personne qui les attaque. Un autre moment, ils avancent sur plusieurs rangées et les motos des voltigeurs font des allées et venues. Bref, il s’agit d’un défilé. Ça n’a pas le moindre sens en rapport au nombre assez réduit de manifestants et surtout de notre attitude. (Il convient de rappeler que, à Buenos Aires, les manifestations sont très courantes, voire routinières, et ne donnent habituellement lieu à aucun affrontement. La gestion policière des manifestations était assez débonnaire, avec des policiers n’attirant pratiquement jamais l’attention et dépourvu d’armes à feu -à balle réelle- depuis les années 2000, comme mesure principale pour que le massacre de décembre 2001 ne se reproduise pas).

Il y a pourtant un sens mais il n’est compréhensible que depuis la télé, je m’en rends compte le lendemain en visualisant à peu près la même scène sur un écran, avec les images de drones et les différents angles des chaines-info-en-continu. Là, on voit une chorégraphie. Et cette danse policière exprime clairement le message de Bullrich. Il s’agit de montrer que son obsession, que plus aucune rue ne soit coupée, soit appliquée. Et si les images n’y suffisent pas, le commentaire du journaliste ne laisse aucun doute : « les gens n’en pouvaient plus de ne plus pouvoir circuler ». Je ne pouvais pas saisir ce message la veille car toutes les rues adjacentes étaient bloquées par les camions de police (ce qui ne facilite pas la fameuse circulation). Avec l’angle de la télévision, dont toutes les caméras sont concentrées sur la seule place, le message est intelligible.

Ce soir (1er février) néanmoins, après avoir réédité la scène d’hier, les flics commencent à attaquer les manifestants. Et, bien entendu, ils se foutent complètement de leur « protocole » et tirent leurs balles en caoutchouc sur les gens qui ne sont pas sur la rue (interdite par Bullrich) mais sur la place (autorisée par Bullrich). Matraques, balles en caoutchouc et gaz. Ils s’attaquent à tout le monde, y compris les retraités. La semaine prochaine (voire bien avant), les flics se plaindront que les petits-enfants de ces retraités les caillassent.

Quoiqu’il en soit, Bullrich a obtenu ce qu’elle voulait, le degré de violence spectaculaire s’est élevé. Le climat des prochaines manifestations ne pourra être que tendu.

« Vous savez d’où vient à Milei cette idée de 15 000 % d’inflation ? Je vais vous faire écouter un enregistrement. : ‘ça approchait l’hyperinflation. Considérant que seulement dans le mois de mars 1976, l’indice des prix avait atteint les 54% ce qui implique, pour l’année, un niveau de 17 000%...’. Martínez de Hoz [ministre de l’Économie de la dictature] en 1976. C’est copier et coller. C’est le travail d’un élève de secondaire, copier-coller. Vous vous rendez compte de la camelote de laquelle nous parlons ? »

Député Itai Hagman, Parlement, 31 janvier

« L’Union Civile Radicale croit qu’il faut travailler au consensus. En accord, et sans s’inventer des adversaires. Parce que nous sommes responsables de la sécurité de tous les Argentins. Et les outils sur lesquels nous sommes en train de travailler aujourd’hui ne sont pas pour le président Milei. Ils ne sont pas pour le parti Libertarien. C’est pour tous les Argentins qui ont donné leur vote au gouvernement actuel ».

Députée Roxana Reyes, Parlement, 1er février.

Libertarien, la mise en scène d’un militantisme individuel

Sur l’avenue Callao, je vois passer un petit groupe très énervé contre un mec bodybuilding, torse nue, qui essaye de se réfugier derrière un cordon de flic. Pas très intéressés, les policiers le laissent passer mais ouvrent aussi le chemin au groupe qui le poursuit. Le mec prend alors ses jambes à son cou et les plus motivés du groupe lui courent après. Une dame appelle les énervés : « arrêtez, c’est ce qu’il cherche ». Je n’arrive pas à comprendre quelle était la nature de sa provocation, l’une me raconte qu’il a insulté une femme, un autre dit qu’il a poussé des manifestants. En tout cas, ce n’est pas le seul de ces individus libertariens à venir dans les manifs. Plus tôt, il y avait un type habillé de Zorro qui criait des âneries en tâchant de se faire casser la gueule, sans la moindre réaction des manifestants. Plus tôt encore, un autre type est entré dans l’enceinte du Parlement (donc invité par un député du parti de Milei) afin d’insulter la députée de gauche Myriam Bregman lors de son intervention.

On pourrait multiplier les cas. Le scénario est bien rôdé. Il s’agit presque systématiquement d’un mec seul qui attire l’attention par des provocations dans une situation apparemment dangereuse pour lui. Cela produit des petites scènes filmées (par des manifestants provoqués, par le provocateur lui-même ou des badauds). Ces images se retrouvent très rapidement sur les réseaux. Elles attirent d’autant plus l’attention si, entre temps, un journaliste désœuvré aura retrouvé le libertarien pour l’interviewer afin de remplir sa chaine-en-continue.

Au-delà de l’efficacité médiatique de cette forme d’intervention, elle est très cohérente avec le discours libéral et libertarien centré sur l’action individuelle. Dans les années 80 déjà, le petit (mais très influent) parti néolibéral (UCEDE) dirigé par Alvaro Alsogaray [5]

[5] Figure historique du néolibéralisme en Argentine, qui...

et dont les membres étaient de vieux anti-péronistes, avait reçu un coup de jeune grâce à une organisation de jeunesse (Juventud Liberal Argentina) qui rencontra pas mal de succès dans le milieu universitaire. Dans ses brochures, cette organisation glorifiait l’un de ses militants de 16 ans qui parcourait, tout seul, des quartiers de Buenos Aires pour coller des affiches, sous les quolibets des colleurs d’affiche péronistes et radicaux toujours en groupe (et pour qui un tel militantisme individuel est inconcevable, n’a tout simplement pas de sens).

Conférence de presse de la présidence 2 février. Le journaliste Fabian Wadman liste une vingtaine de journalistes qui ont été blessés par des balles en caoutchouc la veille, puis demande : « le gouvernement souhaite-t-il une liberté de la presse afin qu’elle puisse reporter ce qui se passe, comme hier au Congrès ? » Réponse du porte-parole : « Oui. Question suivante »

Vendredi après-midi. Il fait une chaleur assommante, le ventilo fait un bruit d’hélicoptère mal en point. J’ai eu beau éteindre radio et télévision qui retransmettent les « débats » parlementaires et les commentaires journalistiques, la tête est pleine de ça. J’ai du mal à croire que cette foutue loi (ok, ne décrétant pas une « dictature » mais ouvrant la voie à un « autoritarisme sans frein ») soit votée. Ça devrait être ce soir. Et c’est difficile de ne pas y penser. A l’intérieur et à l’extérieur du Parlement, ça va être chaud. Forcément.

Un peu plus tard. Le ventilo s’est arrêté avec une coupure d’électricité. Jusqu’à présent, dans le quartier, on y avait échappé cet été. Espérons qu’elle ne se prolonge pas trop, sans quoi garder la nourriture devient un casse-tête. Avec cette chaleur, tout se dégrade en quelques heures. J’imagine que le journal La Nación va nous expliquer que, grâce à la refonte de Milei, il n’y aura plus ce genre de problème, puisque le frigo sera vide. Un peu comme quelques années auparavant, sous Macri, La Nación considérait qu’un repas par jour c’était « tendance ».

Ça fait des années qu’il y a des coupures d’électricité, à peu près tous les étés. C’est surtout dû à la multiplication des tours d’habitations construites durant le boom immobilier du kirchnérisme (une partie de l’argent du soja s’est investi dans ces tours). Tous les appartements s’y munissent, individuellement, d’air conditionné. L’infrastructure n’y résiste pas.

Je me prépare pour aller à la place, avec la sensation de quelque chose d’important. En y réfléchissant, on n’y va pour défendre la possibilité de protester par la suite, de s’exprimer. Rien d’autre.

Vers 17h, la présidence émet un communiqué en forme de sommation au Parlement :

Le gouvernement national a pris en compte les positions des différentes forces politiques et exige responsabilité et célérité dans le vote de la ’Loi sur les principes et points de départ pour la liberté des Argentins’. Les suggestions ont été prises en compte, des modifications ont été apportées, le chapitre fiscal a été supprimé et nous sommes parvenus à un projet de consensus. Le temps du débat est révolu. Il est temps que les représentants du peuple décident s’ils sont du côté de la liberté des Argentins ou du côté des privilèges de la caste et de la république corporative.

Nous sommes à un moment charnière pour notre Patrie. Le gouvernement précédent a laissé un pays dévasté. Un Argentin sur deux est pauvre. Six enfants sur dix de moins de 14 ans ne mangent pas tous les jours. Il est évident que le système précédent a échoué et le Pouvoir exécutif a urgemment besoin d’outils pour réformer l’économie, libérer les forces productives, faciliter la création d’emplois par le secteur privé et permettre à l’État de garantir l’ordre.

L’histoire les jugera selon leur effort en faveur des Argentins ou en faveur de la poursuite de l’appauvrissement du peuple. Que Dieu et la Patrie les jugent en conséquence. (traduit par ChatGpt)

Une heure plus tard, 144 députés votent à faveur, soit une ample majorité. C’est-à-dire que tous les « centristes » (les radicaux de l’UCR et les péronistes dissidents) ont voté pour. Même sans rien attendre d’eux, ils parviennent à décevoir.

Sur la place, Bullrich réédite son spectacle policier de ces derniers jours. Matraques, balles en caoutchouc, gaz. La nouvelle normalité.

Jérémy Rubenstein
Photos de Anita Pouchard Serra


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[1Il en va de même des péronismes comme d’autres causes, à l’intérieure desquelles il est parfaitement possible de situer sur l’axe gauche-droite. Par exemple, parmi les féminismes, la plupart sont de gauche car les idées centrales se structurent sur l’émancipation et l’égalité ; mais les féminismes indifférents aux hiérarchies sociales sont de droite, et les féminismes se structurant sur des hiérarchies entre « civilisations » (par ailleurs mythiques et cache-sexes de « races ») sont d’extrême-droite.

[2Cette récession annoncée par le FMI devrait être bien plus violente que le seul chiffre de 2,8 % laisse entendre, puisque cette baisse aurait lieu alors qu’il y a des récoltes de soja et maïs qui s’annoncent exceptionnelles, d’autant plus en comparaison avec une année (2023) aux récoltes catastrophiques. Autrement dit, ce 2,8 négatif est calculé malgré une hausse gigantesque de la production agro, ce qui signifie que les experts du FMI prévoient que les autres secteurs seront laminés.

[4Il y a un taux officiel fixé par décret et plusieurs taux parallèles dont un « blue » qui correspond à celui des bureaux de change clandestins -mais pignon sur rue-. La différence entre le taux officiel et le taux blue peut varier énormément, jusqu’à près de trois fois plus cher pour le blue. Le ministre de l’Economie de Milei a réduit cet écart en dévaluant le cours officiel, le faisant passer d’environ 300 pesos à près de 900. Cela a eu pour effet une augmentation immédiate de l’inflation, qui s’est plus ou moins alignée. Autrement dit, la plupart des Argentins ont perdu entre un tiers et la moitié de leurs revenus le mois dernier.

[5Figure historique du néolibéralisme en Argentine, qui entretenait une correspondance soutenue avec Friedrich Hayek depuis les années 50.

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