Argentine, point de situation - fevrier 2018
L’énumération a de quoi faire frémir. Factures des services multipliées
par dix (chez moi, celle d’électricité est passé de 100 pesos fin 2016 à
1 300 fin 2017). Licenciements massifs. Larges coupes budgétaires dans
le secteur public (à l’exception des forces de l’ordre et de l’armée).
Et recours décomplexé à l’endettement [1].
En clair, les raisons de se révolter ne manquent pas depuis l’entrée en
fonction, en décembre 2015, du gouvernement dirigé par l’héritier
multimillionnaire Mauricio Macri.
Les coudées franches
Certes, le gouvernement précédent, celui de Cristina Kirchner, ne
faisait déjà pas rêver. Mais l’actuel, pour le coup, a carrément de quoi
susciter de vifs cauchemars. Du moins, si la population daignait
réagir. Pour l’instant, ce n’est pas le cas : rien ne semble ébranler la
tranquille mise à sac du pays au profit des plus riches et de
multinationales en goguette. Entre les sourires de jet-setteurs des
ministres, la médiocrité médiatique et l’attentisme complice de la
principale centrale syndicale, la CGT (grâce à un accord sur la question
de la gestion des très juteuses œuvres sociales), les protestations
n’ont pas dépassé le cercle des gens directement concernés par les
mesures gouvernementales et des organisations de gauche très
minoritaires. À en croire les sondages, le reste de la population voit
l’action du gouvernement d’un œil favorable. Et celui-ci a d’autant plus
les coudées franches que son principal adversaire, le kirchnérisme,
défait en 2015, peine à s’imposer au sein d’un mouvement péroniste dont
les principales figures n’hésitent pas à se rallier au pouvoir. Rien de
nouveau sous le soleil : depuis les années 1940, le péronisme est
toujours allé là où le guidait son intérêt le plus vénal.
Deux ans, donc, de saccage du pays, sans que rien ne laisse entrevoir
les prémices d’une résistance un peu consistante. Sinon en décembre
dernier, quand la réforme des retraites [2] a déclenché un inattendu ras-le-bol. D’un seul coup : manifestations, affrontements avec la police et cacerolazos [3]
dans les quartiers. À tel point que certains ont espéré le retour de la
grande rébellion populaire de 2001. On n’a pas manqué de souligner que
s’attaquer aux personnes âgées rappelait fortement les violentes
restructurations néolibérales des années 1990. À l’époque,
l’emblématique ministre de l’Économie, Domingo Cavallo, avait osé verser
une petite larme médiatique sur le sort des retraités dont il vidait
pourtant les poches. Ce n’est sans doute pas un hasard si, un temps
banni, le même triste individu vient de réapparaître dans les médias
pour encourager le gouvernement dans ses réformes.
Complaisance médiatique
La « nouvelle » droite au pouvoir cherche cependant à se démarquer de
cette tapageuse filiation avec les années 1990. Elle se claironne
pragmatique, refusant tout positionnement idéologique ou débat de fond.
Et si elle n’a pas de mots assez durs à l’égard du gouvernement
précédent, selon elle responsable de tous les maux, elle s’emploie sans
relâche à euphémiser sa propre politique. Allant jusqu’à présenter la
vertigineuse augmentation du coût de la vie comme une simple « sincérité
des prix »...
Le rejet de la faute sur ceux qui étaient avant aux manettes a
fonctionné pendant au moins un an et demi – l’opinion publique semblait
convaincue. Il faut dire que la complicité médiatique a joué à plein.
Quand le président argentin fut mis en cause dans les Panama Papers
(révélations sur des pratiques massives d’évasion fiscale), les médias
ont préféré titrer sur une affaire de corruption concernant le précédent
gouvernement. Et le journal argentin de référence, La Nación,
directement associé au scoop mondial, est allé jusqu’à mettre en place
un astucieux système de pagination pour diffuser ces informations sans
qu’elles n’apparaissent sur sa page d’accueil (elles n’ont pas fait non
plus les gros titres de sa version papier).
De vilaines taches brunes
Mais la réaction populaire de décembre a peut-être changé la donne.
Le gouvernement sait désormais que la rue peut lui échapper. Et le
récent achat de 15 millions de balles de caoutchouc indique clairement
la manière dont il compte, si nécessaire, imposer son train de réformes –
celle des retraites ne faisant qu’annoncer celle du travail prévue
bientôt. Des deux côtés, rue et gouvernement, on s’attend à un automne
(austral) social chaud. Mais ce qui se profile vraiment reste incertain.
Seule certitude, la référence à 2001 et à son « Que se vayan todos ! » [4]
ne permet pas de comprendre le rapport de force actuel, bien plus
favorable aux institutions. Et si un mouvement aussi massif se
déclenchait aujourd’hui, rien ne permet d’affirmer que les assemblées
populaires de quartier refleuriraient. Au contraire, même :
l’autoritarisme en sortirait peut-être renforcé – l’extrême droite
guette.
Abandonnant l’apolitisme entrepreneurial qui vernissait sa campagne
électorale, le gouvernement de Macri agrémente en effet son libéralisme
économique de vilaines taches brunes. Un mélange des genres symbolisé
par l’attelage constitué par les ministres des Finances et de la
Sécurité. Le premier, Luis Caputo, a émis des bons du Trésor à cent ans
en partie achetés par une entreprise offshore qu’il a dirigée par le
passé. Voilà pour le libéralisme. Et la seconde, Patricia Bullrich,
issue d’une famille oligarchique du pays, fait partie de ces politiques
passés de la gauche de la gauche (elle était dans la guérilla Montoneros
dans les années 1970) à la droite très dure. Désormais à la tête d’un
grand ministère de l’ordre, la dame enchaîne les déclarations
outrancières, en mode Marine Le Pen. Pour dernière saillie : « Les Péruviens et Paraguayens qui viennent ici ne sont bons qu’à s’entre-tuer pour contrôler le trafic de drogues ! »
Une phrase qui jure à l’oreille dans un pays à la tradition d’accueil
bien ancrée, majoritairement composé de migrants de troisième ou
quatrième génération. Voilà pour le haut de l’iceberg extrême-droitier.
Mamours des grands argentiers
Bref, la droite ne cache plus son jeu. Et sait jouer de la faiblesse
de la contestation – elle est ainsi passée maîtresse dans l’art du
recrutement des opposants les plus remuants. Pour faire voter sa réforme
des retraites à l’Assemblée, il lui a suffi de faire pression sur les
gouverneurs des provinces (l’Argentine est un État fédéral), lesquels
ont su persuader les élus péronistes de se montrer conciliants. Plus
surprenant, elle parvient aussi à obtenir de semblables résultats avec
les organisations sociales de base, en particulier dans les quartiers
populaires. Le clientélisme paye.
Las, sans la mobilisation de ces quartiers, la contestation se résume
à des manifestants issus de la classe moyenne faisant du bruit avec des
casseroles – pas de quoi effrayer les forces de l’ordre. Les deux
grandes manifestations à venir, celle féministe du 8 mars (qui avait été
réprimée l’an passé à Buenos Aires) et celle du 24 mars, en souvenir
des victimes de la dictature, vaudront ainsi test de la capacité de la
rue à résister à l’offensive libérale.
En attendant, le gouvernement ne boude pas son plaisir, savourant les
louanges que lui adressent les grands organismes internationaux (FMI,
Banque mondiale et G20, dont l’Argentine occupe cette année la
présidence). Des satisfecit sur lesquels il s’appuie pour garantir aux
Argentins que les licenciements massifs (plus de 200 000 emplois
détruits en 2017) allaient bientôt se transformer en créations d’emplois
– via l’étrange formule « pluie d’inversion », en guise de
promesse de lendemains radieux. Mais il n’est pas certain que les
mamours des grands argentiers et les audaces lexicales du gouvernement
convainquent les Argentins de ne pas descendre dans la rue récupérer du
pouvoir d’achat. Et un peu de dignité.
[1] L’Argentine
fait désormais partie du petit club des émetteurs de dettes à cent ans,
opération qui inquiète même les partisans les plus convaincus de la
finance.
[2] Provoquant une perte sèche, dès janvier, pour les pensions des retraités.
[3] Concerts de casseroles.
[4] Soit « Qu’ils s’en aillent tous ! », formule partout reprise lors du mouvement de 2001.
Paru dans CQFD n°162, février 2018
Paru dans CQFD n°162, février 2018
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