Dominant Report Épisode 5 – Les tapis dans l’ombre
Kalia jouissait d’une douce paresse, bercée dans son hamac
qu’elle était parvenue à installer dans une orientation lui offrant une
vue sur la montagne. Elle rêvassait, un bouquin abandonné sur son
ventre, écoutant le faible vent et le bruissement des arbres alentours.
Puis elle entendit au loin le bruit du moteur de la voiture de Sam, sa
guimbarde qu’il s’entêtait à réparer sans cesse, alors que les pièces de
rechange n’étaient plus produites depuis belle lurette. Probablement ça
l’amusait les mains dans le cambouis, les tubes et l’acier, et le son
de la victoire à chaque fois que la bagnole rétive redémarrait après des
heures ou des jours de lutte, à chercher la faille dans ses entrailles.
Le bruit du moteur se rapprochait et Kalia pouvait presque ressentir chaque soubresaut de la voiture luttant avec le chemin en terre à monter. Partagée entre la flemme de se lever et l’enthousiasme de recevoir Sam et sa bonne humeur contagieuse, elle décida de rester tranquillement dans son hamac. De toute façon, l’énergie de Sam la ferait bientôt sauter au sol, guillerette. Autant l’attendre.
Sam arriva encore plus excité que d’habitude, parlant vite, avec plein de noms de politiciens et de chefs d’entreprise emmêlés, au point de donner un peu le tournis à Kalia. Elle lui demanda un répit, se leva, l’embrassa et l’invita à entrer dans la maison de pierre. C’est assis autour de la grosse table en bois, devant des verres de bière fraiche, dont ils avaient bu la première gorgée, qu’ils se remirent à parler. C’est-à-dire, lui parla, mais de manière un peu plus ordonnée qu’auparavant, et Kalia s’étonnait des nouvelles.
— C’est quoi cette histoire ? Ils nous font le plan Reset de
façade ou bien ils se sont emmêlés les pinceaux dans leur propre
connerie ? pensa t-elle à voix haute.
— Je sais pas, mais c’est impressionnant. Pour une fois, c’est
vraiment digne d’une superproduction, genre Hollywood, avec plein de
stars. Tous ces pourris menottés qui défilent à la télé, ça fait un peu
ambiance Le Parrain au moment où ils se retrouvent tous sous les
verrous
Kalia lui fit remarquer que dans le Parrain, ils n’étaient jamais collectivement mis en taule, c’était un autre film de la même eau dont elle oubliait le nom.
Tout en parlant, ils se mirent à cuisiner. Un peu par intuition, ils préparèrent un repas pour une bonne dizaine de personnes. Rien n’était prévu mais les amis voudraient forcément se voir et tous aimaient la maison habitée par Kalia, si bien que le mouvement de convergence était pratiquement certain. Et, effectivement, les patates n’étaient pas encore toutes épluchées que Mado et Vivianne débarquèrent avec plusieurs bouteilles de vin dans les bras. Mado en déboucha une première, souriant au bruit sec du bouchon. Fière, elle précisa que ce vin était entièrement sien, depuis la vigne jusqu’à la mise en bouteille. La première gorgée fut accompagnée de l’appréhension d’un ratage, puis un soulagement, et un émerveillement pour la profondeur de son arôme.
Amour et amitié pétillaient dans les yeux tandis que la cuisine se remplissait de nouveaux arrivants, Salva et ses pains de la boulangerie où il bossait, Martina avec plein de légumes récupérés va-savoir-où. À mesure que les uns et les autres arrivaient, la table se remplissait de mets et la cuisine respirait une bonhommie toujours plus chaleureuse. Les plaisanteries sur les milliardaires enchristés fusaient ici et là, mais on se racontait aussi les dernières nouvelles du quotidien, par petits groupes.
Puis le repas prit forme, dans le même temps la conversation s’ordonna un peu et se centra sur l’étrange événement. Et, d’abord, était-ce bien un évènement ? Salva ne voyait pas très bien en quoi ça changeait sa boulange que des ministres et des milliardaires aient troqué leurs hôtels particuliers pour des séjours en zonzon. Après tout, il devait encore bosser à l’aube et terminer épuisé, à rentrer avec sous le bras les quelques pains invendus que lui remettait le patron. Karina répondit que les gros pontes de la FNSEA étaient tous sous les verrous, si bien que si on voulait replanter du blé qui ressemblât à du blé, c’était le moment.
— C’est pas impossible qu’après la première récolte des blés sans ces
crevures qui obligent à l’intensif, tu te retrouves avec une vraie
farine qui te donne envie de le manger ton pain, conclut-elle.
— Sans compter que si c’est aussi le bordel que ça en à l’air, vous
pouvez peut-être changer un peu vos horaires à la boulangerie. Suffit
que les autres –les clients- changent un peu leurs habitudes, et la
première fournée ne sortira qu’en fin de matinée, dit une autre voix.
Salva fronça des sourcils devant l’hérésie professée (on ne touche pas au pain du matin, voyons) mais il avait compris le principe : « ouais, on va pouvoir revoir un peu les clauses du contrat ».
D’après Célestin, l’intérêt de la situation ne résidait pas tant dans le réjouissant enfermement des milliardaires que par la paralysie dans laquelle se trouvaient tous les autres, tétanisés à l’idée de faire un geste repéré par le logiciel qui les mèneraient aussi à la case prison. Ils avaient ainsi perdu tout pouvoir de nuisance, si bien que toutes les initiatives pouvaient se concrétiser sans être immédiatement attaquées par leurs agents. Autrement dit, les ZAD étaient en mesure de fleurir un peu partout. Le seul objectif commun devait donc être de préserver la tétanisation des “élites”, au moins jusqu’à ce que les épanouissements des ZAD soient si avancés qu’un retour en arrière soit inenvisageable et matériellement impossible. En somme, il suffisait de défendre l’algorithme et ils n’auraient tous qu’à mener leurs vies pour que s’installent tranquillement les communes un peu partout. Une vague de soulagement traversa la tablée, il n’y aurait somme toute que très peu d’affrontements et l’essentiel des efforts seraient dirigés dans un quotidien plus joyeux.
Kalia regardait dans les yeux Hamid, resté silencieux. Puis elle prit la parole, pour expliquer que les réactionnaires semblaient en effet tétanisés mais ça ne durerait pas.
— Et la police n’acceptera pas indéfiniment de jouer un rôle, de
justice sociale, inverse à celui qu’elle a toujours eu, poursuivit-elle.
L’enthousiasme laissa la place à une préoccupation logique autour de la
table. Puis Hamid enfonça le clou : « Et l’armée ? Vous croyez qu’elle
va gentiment attendre que nous soyons ingouvernables ? La question c’est
plutôt de savoir de combien de temps nous disposons avant le coup
d’état ».
Pas de doute, Hamid avait le chic pour casser l’ambiance.
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