McKinsey, l’art coûteux de l’embrouille
Il y a quelques mois, nous étions nombreux à écouter pour la première fois le nom de McKinsey, en apprenant que le “cabinet de conseil en stratégie” étatsunien était chargé de diriger (ou “conseiller”) la campagne de vaccination. Plusieurs journaux français se sont étonnés qu’avec le nombre de polytechniciens, énarques et autres brillants élèves de hautes-écoles en gestion des vies et des marchandises (souvent confondues), il faille avoir recours à une boîte extérieure. Ils étaient moins nombreux à remarquer que ce McKinsey venait de reconnaître sa responsabilité dans le scandale des opioïdes aux États-Unis, encore moins à souligner son rôle dans la crise financière de 2008 et à peu près personne pour rappeler que les faillites magistrales d’Enron et de Swissair en 2001 doivent beaucoup aux fameux “conseils en stratégie” de ce même cabinet. Non, il y était toujours question du “prestigieux cabinet de conseil” dont gouvernements et multinationales se battraient les précieuses compétences.
Rappelons donc brièvement ces quelques exploits marquants de la “Firme” qui ont fait sa réputation. Et posons nous la question simple que personne, prestige oblige, n’a posé : ce cabinet est-il compétent ? Et si oui, en quoi ? Cette brève enquête permettra ainsi d’éclairer un peu ce que “compétence” veut dire chez ces gens qui occupent les ministères. Surtout, cela nous mènera au-delà des ingénieries financières et logistiques, dont ils se disent experts, dans des fictions portées par un langage, aussi frustre que violent, qui est le leur.
Le scandale des opioïdes aux États-Unis
Pour la faire courte, il s’agit d’une vaste campagne menée par plusieurs laboratoires pour vendre systématiquement des antidouleurs, qui ont l’inconvénient de provoquer une grande addiction aux opiacés. Ainsi, non seulement des centaines de milliers d’Étatsuniens sont mort d’overdose, mais aussi des millions se sont retrouvés accros et, une fois lâchés par leur système privé de santé, dans les bras des dealers d’héroïne (en guise de produit de substitution des dopes des labos). Avec pour conséquence un nouveau boom de la production au Mexique, dont les cartels ont su récupérer cette manne de clients accros offerte par les laboratoires.
De quoi était accusé McKinsey dans cette affaire ? D’avoir conseiller les pharmas d’intensifier leur campagne, leur conseillant de cibler les médecins prescripteurs et d’inciter aux hauts dosages. L’hypocrisie du système judiciaire étatsunien a permis à McKinsey d’obtenir un accord avec les États de la fédération (pour plus d’un demi-milliard de dollars, soit environ 5% de son chiffre d’affaire annuel estimé à 10,5) sans reconnaître sa culpabilité. Cela n’efface pas toutes les preuves matérielles qui démontrent, sans conteste possible, ses conseils auprès de Purdue Pharma, l’un des labos incriminés qui, lui, a plaidé coupable.
“Les tactiques marketing cyniques et délibérées de McKinsey ont contribué à alimenter la crise des opiacés en aidant Purdue Pharma à cibler les médecins dont ils savaient qu’ils sur-prescrivaient les opiacés” a résumé la procureure de New-York Letitia James. Autrement dit, à côté de McKinsey, un dealer normal, même en coupant sa came, fait figure d’honnête commerçant attentif à la santé de ses clients.
Voilà, en tout cas, une immersion dans le domaine de la santé qui puisse expliquer que McKinsey soit appelé pour faire face à la crise sanitaire actuelle. Après tout, participer activement à près de 500 000 morts par overdose, c’est un bilan sanitaire comme un autre, semble penser le gouvernement.
Enron et Swissair, deux hits de McKinsey des années 90
Mais, dans la foulée, on apprenait aussi que le même cabinet a été contracté pour réaliser des économies dans le budget de l’État. De la finance, donc. Et là, on pourrait se dire que McKinsey est plus dans son domaine de compétence. En effet, on ne compte plus les PDG de banques et grandes entreprises de stature internationale issus de ses rangs. Rappelons justement le destin de deux de ces entreprises conseillées par McKinsey : Enron et Swissair.
Enron c’est l’histoire d’une entreprise du secteur énergétique, qui est passé d’exploitant de gaz au Texas dans les années 1980 à une sorte de grosse boite de courtage mondiale en énergies dans les années 1990. Cette transformation s’est faite sous l’impulsion d’un certain Jeffrey Skillling, venu de McKinsey et amenant avec lui à la fois les méthodes de management et nombre de conseillers du cabinet. Autrement dit, Enron était dirigée par des consultants McKinsey qui en ont fait une grosse bulle spéculative. Celle-ci s’effondre en 2001.
Swissair connaît un destin assez similaire. Compagnie aérienne tranquillement prospère d’un pays tranquillement prospère, pas grand monde aurait pu imaginer au début des années 1990 qu’elle puisse un jour faire faillite. Mais, en 1995, elle a recourt à McKinsey, dont les petits génies lui concoctent une “stratégie du chasseur” qui consiste à acheter le maximum d’autres compagnies aériennes pour former un gros groupe. Cette méthode n’a rien que de très banale dans ces milieux, mais retenons la propension de nos petits génies à recouvrir la platitude de leurs idées d’expressions qui en font des “stratèges” agressifs comme des “chasseurs”. Swissair s’écroule en 2001.
Avec ces deux belles réussites inaugurant les années 2000, McKinsey est prêt pour affronter la décennie. Ses employés sont appelés par toutes les grandes entreprises de Wall Street, quand ses anciens ne les dirigent pas directement. Ils y font merveille, en grands champions de la titrisation, ou l’art de mélanger des actifs financiers, de sorte que plus personne ne sache très bien qui possède quoi, jusqu’à ce que tous ensemble découvrent posséder des titres toxiques. Wall Street se crash en 2008.
Arrivé là de la lecture de cet article, le lectorat averti aura raisonnablement conclu que son auteur est particulièrement malhonnête. En effet, pour estimer la compétence d’un cabinet, je n’ai fait qu’aligner ses gadins. Et ses réussites ? Elles sont où ses réussites ? Il faut être équilibré, voyons. Et si l’on présente ses déboires, il convient d’en exposer aussi ses succès. Après tout, McKinsey a conseillé des centaines, des milliers, d’entités (entreprises privées, publiques, gouvernements et que sais-je). Que valent donc trois quatre exemples malheureux au milieu de cet océan de réussite ? Et bien, il se trouve que les réussites de McKinsey sont encore plus catastrophiques que ses déboires qui ont au moins la vertu de révéler la toxicité des ficelles du succès des autres. Une entreprise qui ne fait pas faillite grâce aux conseils de McKinsey est une entreprise qui poursuit, sans anicroche, la destruction des personnes et du monde.
Mais, ce passif établi, il convient maintenant de comprendre pourquoi le gouvernement français a choisi cette bande de bras-cassés pour lui venir en aide face à la crise provoquée par la pandémie. (Pour des raisons méthodologiques –en gros, ce n’est pas mon objet-, je souhaite éviter l’explication évidente, à savoir la collusion entre McKinsey et Macron).
Il y a peu (le 22 avril), un tweet de Macron, accompagnant une petite vidéo promotionnelle, vantait “la finance” avec laquelle “nous pouvons changer la donne”, entendue vers un monde plus vert ou quelque chose dans ce goût. Le message présidentiel a bien sûr fait rire les réseaux sociaux. Or, cette ânerie est probablement le fait de McKinsey, du moins si l’on compare la facture de la vidéo avec celle d’un fascicule publié en juillet 2020 par le cabinet intitulé “Anticiper la crise d’après”. On y retrouve les mêmes mots creux et la même esthétique paraffinée, avec la même solution d’une finance qui sauvera le monde (dans une logique qui voudrait que puisqu’elle a financé sa destruction, elle peut parfaitement en financer son sauvetage. Mais non, le bien-être commun a un rendement financier quasiment nul et le bien-être individuel de quelques-uns ne peut qu’accélérer la destruction du tout). C’est ce vide là que vend McKinsey.
L’étrangeté de la présence de ce cabinet tient au fait qu’on ne sait pas exactement ce qu’il fait. Il revient aux commentateurs de supposer ce que peut bien contenir les contrats liant le cabinet au gouvernement. Un peu à la manière de l’époque soviétique, quand les experts occidentaux –les soviétologues- en étaient réduits à commenter la disposition des princes soviétiques sur la photo pour tâcher de saisir ce qu’ils mijotaient. Malgré une commission d’enquête parlementaire et bien des journalistes qui se sont penchés sur la question, le public n’a qu’une idée très vague de ce que pourrait être la mission de la Firme auprès du gouvernement français. Par exemple, Le Monde estime que “McKinsey a développé quelques idées sur le transport des vaccins”… bigre ! ça c’est de la logistique. Si nous parlions d’une région reculée des Andes, il y aurait peut-être besoin d’experts –et pas précisément des conseillers urbains mais très locaux- pour expliquer comment acheminer un lot de vaccin dans un village perché à plus de 3000 mètres d’altitude. Mais là, en Europe ? Le transport ? Ça ne tient pas la route. Le Monde a élaboré une théorie de soviétologue à partir d’une photo qui lui a été remis, probablement par la Firme. Et aucun des deux (le journaliste du Monde et sa source) ne se sont inquiétés de la vraisemblance de ce qu’ils disaient, d’autant que les premiers contrats remontent à mars 2020, ça en fait du temps pour penser le “transport” de vaccins qui n’existent pas encore. C’est un point important : la vraisemblance ne les intéresse pas (ou ils sont incapables d’établir un récit cohérent).
Mais, puisque c’est le jeu, essayons nous à la soviétologie. Pour tâcher de comprendre ce que ces gens vendent, je propose de faire un détour par l’Angleterre, où le Financial Time a publié une partie du contrat du gouvernement britannique avec la Firme (une partie de la photo). Il n’y ait aucunement question de logistique ou même de vaccin (et pour cause, le contrat est bien antérieur à l’apparition des premiers vaccins), mais de décider de “la vision, de l’objectif et la narration” (vision, purpose and narrative) autours de la pandémie. Le gouvernement britannique a contracté le cabinet pour établir un récit sur la pandémie. Et voilà mon hypothèse de soviétologue : McKinsey vend moins de la logistique ou des “idées sur le transport” que du pipeau, du narratif.
Mais pourquoi un gouvernement français qui raconte strictement n’importe quoi aurait-il besoin d’un cabinet dédié à raconter des histoires ? Il faut avouer que c’est assez mystérieux, et plusieurs hypothèses sont plausibles mais aucune tout à fait satisfaisante (je rappelle que le jeu consiste à de ne pas avoir recours à la collusion comme explication, bien que nous sachions tous que Macron et les McKinsey-France soit une seule et même équipe de travail depuis une douzaine d’années). Je propose donc de continuer avec la soviétologie, c’est-à-dire de commenter les explications officielles.
Celles-ci sont de deux ordres : le cabinet privé offrirait une vision “extérieure” (et donc nouvelle) du problème et il posséderait une expertise que les fonctionnaires ne seraient pas en mesure de mener. Il nous faut immédiatement supprimer la première de ces explications car elle renvoie à la collusion : cette fameuse vision “extérieure” provient de personnes formées exactement dans les mêmes écoles et qui ont suivi les mêmes parcours que les hauts-fonctionnaires, si bien que leur capacité à apporter de l’aire frais ne pourrait provenir que de la vitesse de rotation de la porte giratoire qui les fait passer du public au privé et vice-versa.
Il ne reste donc que l’expertise. Là, nous dit-on, le cabinet aurait une expertise exceptionnelle sur la logistique et il serait le seul à pouvoir mener un “benchmarking” (le marketing adore les termes abscons, sans lesquels la simplicité, voire le simplisme, de ses méthodes apparaitraient dans toute sa nudité, si bien qu’il lui serait impossible de facturer pour de telles banalités. En l’occurrence, le benchmarking n’est rien d’autre qu’une étude comparée). L’argument vaut le détour car il semble en effet raisonnable de comparer ce que font les autres pays pour tâcher d’établir ce qui conviendrait le mieux pour le sien (enfin quelque chose de cohérent). Or, il se trouve que McKinsey est présent dans de nombreux autres pays européens, par exemples en Grande Bretagne et en Italie où les gouvernements ont aussi associé le cabinet à leur politique face au virus. Aussi, nous dit-on, McKinsey serait le seul à posséder les données nécessaires pour mener cette enquête. L’arnaque est ici double. N’importe quel haut-fonctionnaire pourrait avoir accès à ces mêmes données, d’autant plus dans un espace de coopération (ou alors la Communauté Européenne n’est même pas un machin de technocrates). Et chaque pays justifie le recours à la Firme par le fait que l’autre pays y a aussi recours.
Ils seraient donc, selon le gouvernement, les seuls à posséder l’expertise internationale, permettant de s’inspirer des études des autres pays. En somme, la principale preuve de sa compétence c’est de mener, dans le même temps, une campagne dans le pays voisin ; un peu comme durant les années 2000, quand le prestige de McKinsey reposait sur sa présence dans l’entreprise financière voisine, permettant un effondrement collectif en 2008.
Mais, c’est notre hypothèse, le seul produit que vend réellement McKinsey est le “narratif de la pandémie”. Il convient donc d’estimer la qualité de ce narratif. Pour cela, rappelons nous des premières semaines de la “campagne vaccinale” en France, où même les journalistes les plus obséquieux étaient bien obligés de poser des questions sur son inconcevable lenteur. Que leur répondaient les dirigeants interrogés ? Pas sur la logistique ou les fameuses “idées de transport”. Non, la population française était “rétive” à la vaccination, sa “défiance” devenant le mot clef expliquant les précautions de la campagne vaccinale. Une lenteur voulue, en somme. Ici, rien ne se tient. Quand bien même les trois-quarts de la population n’auraient pas voulu se vacciner, rien n’empêchait de vacciner le quart restant. Aussi, soit les petits génies de McKinsey sont réellement intervenus dans la logistique de cette campagne, et alors ils ont confirmé leur nullité dans “les transports”. Soit, mon hypothèse, ils ne font que raconter des histoires, et ce sont de si piètres romanciers que l’on comprend qu’ils ne se soient pas risquer à des carrières littéraires pour préférer le “conseil en stratégie”.
Mais, avant de finir, un dernier détail me chiffonne : pourquoi les journalistes s’entêtent à présenter ce cabinet de conseil comme “le plus prestigieux”, “le haut de gamme”, etc. Même lorsqu’il s’agit de reporter sa responsabilité dans une affaire qui se solde officiellement par près d’un demi-million de morts par overdose, le journaliste juge utile de garder la formule “prestigieux cabinet de conseil”. Dit-on de Pablo Escobar qu’il fut un “prestigieux trafiquant” et ses acolytes des “conseillers haut de gamme” (alors que ceux-là pourraient effectivement revendiquer du génie dans la logistique) ? Ces adjectifs laudateurs, utilisés y compris lorsqu’il s’agit de critiquer la Firme, participent à sa capacité à rester indemne au milieu des décombres des catastrophes qu’elle provoque. Car dans cet univers de faux-semblants, de réputations et de manipulation des esprits, les mots sont la source du pouvoir.
Jérémy Rubenstein
Une version un peu écourtée à été publiée sur Hiya!
Références :
https://www.lematin.ch/story/facture-salee-pour-le-cabinet-mckinsey-dans-la-crise-des-opiaces-964459056737
https://www.rts.ch/play/tv/temps-present/video/laffaire-swissair?urn=urn:rts:video:3892753
https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/1385243093927092230
https://www.ft.com/content/3cc76ad4-4d75-4e07-9f6d-476611fbb28f
François Krug, McKinsey, un cabinet dans les pas de Macron, M Magazine Le Monde, 6 février 2021.
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