Une attaque contre-insurrectionnelle en règle

 

Ici, je vais analyser trois documents récents, deux textes publiés sur des sites liées à des militaires, l’un signé par des généraux –“lettre des généraux” désormais- et republié par l’hebdomadaire Valeurs Actuelles le 21 avril, l’autre par des colonels –“réponse des colonels”- et signalé par la revue Regards, et une intervention télévisée de Mme Maréchal Le Pen le 29 avril. Les contenus de ces trois documents dialoguent entre eux et se comprennent sous le prisme d’une idéologie particulière, celle de la contre-insurrection (que nous évoquerons à travers certains de ses auteurs de référence, les colonels Charles Lacheroy et David Galula).

Maréchal Le Pen, dont nous avions déjà remarqué la propension à faire passer du Lacheroy [1] pour du Gramsci [2] , confirme son inscription dans cette tradition militaire française. Elle ne se contente pas de justifier et soutenir l’appel, elle juge plus généralement que les militaires, grâce à leurs « expériences […] dans des pays qui ont connu la guerre civile leur permet d’avoir une grille d’analyse qui, évidemment, n’est pas celle du commun des mortels. Et qui est intéressante pour pouvoir dénicher les signes avant-coureurs » relative « à l’état de guérilla latent que nous vivons au quotidien ». Ces mots résonnent, terme à terme, avec ceux de Lacheroy qui expliquait : « Dans une période calme, seuls les services spécialisés décèlent les signes précurseurs d’un orage et, en général, les signalent aux autorités responsables. Mais l’expérience prouve qu’elles sont rarement écoutées [3]. »

Pour bien saisir l’implication des “signes avant-coureurs” de Maréchal Le Pen (ou “précurseurs” de Lacheroy), il faut revenir à la théorie des cinq phases du même Lacheroy, qui est le socle commun de toute la contre-insurrection à la française, ainsi résumé par l’historien Paul Villatoux : « Ce scénario, considéré comme immuable, débute par une “période de calme” apparent à laquelle succède une phase de terrorisme puis une autre de guérilla et de prise en main des populations, pour finir par la mise en place d’une organisation politico-administrative clandestine et de véritables troupes régulières » [4]

[4] Paul Villatoux, « Charles Lacheroy, l’unité d’un...

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L’important est l’immuabilité du scénario. Pour les tenants de cette théorie, les phases se succèdent inévitablement. Il convient donc de mener une guerre préventive, y compris pour une raison de type humanitaire, dès les premières phases, puisqu’il va de soi que plus le processus (ou le « délitement » selon le mot de la lettre des généraux repris par Maréchal Le Pen) est avancé, plus la réponse doit être brutale. Arrivé à la cinquième phase, nous dit Lacheroy, ce n’est plus un préfet ou un général qu’il faut mais « un boucher » [5]

Toute la théorie contre-insurrectionnelle comporte cette idée de signes avant-coureurs que seuls les spécialistes (militaires, policiers, etc.) sont capables de déceler et, comme conséquence, celle de guerre préventive (si bien que théoriquement il n’est pas nécessaire qu’il y ait le moindre acte de violence explicite pour justifier la répression). Autrement dit, cette théorie implique un état de guerre permanente ou, du moins, dont les seuls spécialistes sont en mesure de décréter le début et la fin (et ses théoriciens restent particulièrement flous sur ces limites, si bien qu’il s’agit d’une méthode de gouvernement permanent puisque la différence entre guerre et paix est annulée ou de leur seul ressort).

Toute guerre implique des ennemis

Maintenant, voyons quels seraient les ennemis à abattre (littéralement, car nous sommes dans le champ militaire et guerrier). Pour les généraux, ce sont les « islamistes et les hordes de banlieues », pour les colonels ceux-ci ne sont que les pantins, ou les « symptômes », d’un autre ennemi, plus occulte : « la haute finance qui détient les cordons de la bourse et la maîtrise des grands médias et qui décide donc de qui sera ou non élu, servie en cela par toutes sortes de relais que sont parmi d’autre Bildeberg, Davos, le CRIF et les fratries. ». Maréchal Le Pen évite (à l’instar de la journaliste qui lui passe les plats) le texte des colonels (dont le relent antisémite a, pour l’instant et à ce niveau d’exposition publique, mauvaise presse) et donc ne reprend que les ennemis désignés par les généraux, en y ajoutant les désormais fameux « islamo-gauchistes ». Elle précise qu’Edwy Plenel et Mélenchon ne souhaitent pas d’attentats islamistes mais ils « participent d’un état d’esprit dans la société ». Cet “état d’esprit” correspond aux premières phases de la théorie contre-insurrectionnelle.

Par ailleurs, elle estime que Mélenchon n’aurait réagi à la tribune des généraux qu’afin de couvrir son implication dans le passage à l’acte du meurtrier de la fonctionnaire de police dans le commissariat de Rambouillet le 23 avril. En effet, l’assassin aurait –selon des informations fuitées par les services en charge de l’enquête- été un lecteur de Médiapart et de l’ancien éléphant du Parti Socialiste devenu leader de la France Insoumise. Ce genre de théorie est consubstantiel à la pensée contre-insurrectionnelle pour qui à la fois ce qu’elle est censée combattre et sa méthode de combat sont imprégnés de complots. Il est donc tout à fait logique que Maréchal Le Pen émette une théorie aussi absurde (du moins pour qui ne croit pas que le lectorat généralement policé de Médiapart et les électeurs de Mélenchon constituent de potentiels assassins prêts à débarquer dans des commissariats en criant “Allah Akbar”).

Les grands bavards de la Grande Muette

Maréchal Le Pen commence son intervention sur BFM par une argutie juridique plutôt mensongère, en invoquant l’article d’un « colonel de la marine » (les militaires apprécieront, en tout cas ça rend le texte invoqué introuvable –la marine a des contre-amiraux pas de colonels). Malgré le ridicule de ce débat –sur le “devoir de réserve” des militaires- rappelons que s’il n’existe effectivement pas une figure juridique qui définirait ce “devoir”, un général nous explique que le « Le document le plus pédagogique reste finalement l’instruction n°50475/DN/CC du 29 septembre 1972. Elle stipule en particulier que “ l’obligation de réserve, à laquelle se trouve soumis l’ensemble des fonctionnaires civils et militaires […] leur interdit d’une part de faire de la fonction exercée un instrument d’action ou de propagande, d’autre part de faire des actes ou des déclarations de nature à faire douter non seulement de leur neutralité, mais aussi du minimum de loyalisme envers les institutions dont doit faire preuve celui qui a accepté de servir l’Etat”  [6]. Néanmoins, une loi de 2005 introduit un peu de flou car elle ne redéfinit pas aussi précisément les droits des militaires dont « l’exercice est soit interdit, soit restreint ».

De toute façon, il s’agit essentiellement d’un usage qui veut que tout officier qui souhaite s’exprimer dans un média présente la teneur de son intervention à ses supérieurs qui exercent ainsi une censure préalable (autorisant ou non la publication). Quoiqu’il en soit, cet usage tend à passer totalement à la trappe en temps de crise, par exemple les officiers d’active intervenaient allégrement dans la presse durant la guerre d’Algérie sans la moindre sanction, à l’exception du général Pâris de La Bollardière qui a reçu une soixantaine de jours d’arrêt (son intervention dénonçait l’usage de la torture). Ce détail clarifié, passons. (Il s’agit d’un détail car la non-réaction, ou à minima et sous pression, du gouvernement indique qu’il n’y a aucune volonté d’épuration ; il va de soi que si cette volonté existait, cette clause eut été un argument déterminant pour effectuer une vaste épuration. Par ailleurs, dans le fond, il est très curieux que ce soit des normes assez vagues qui régissent la parole publique des militaires puisque celle-ci est considérée comme une arme –psychologique- à part entière par l’armée).

Un clin d’œil antigaulliste et putschiste traditionnel

Maréchal Le Pen, dans sa défense de la voix militaire dans l’espace public, convoque un exemple : De Gaulle. Ici, elle se montre habile et menteuse. Elle n’invoque pas l’appel du séditieux de 1940 mais l’auteur d’un petit traité militaire remarqué durant les années 1930 (appelant à une modernisation de l’armée par sa motorisation, en clair fabriquer des chars). Et elle rappelle doctement que personne ne s’offusquait alors de la publication du livre, bien qu’il fut largement débattu (les républicains en général, et les gauches en particulier, lui reprochaient sa conception d’armée professionnelle –l’ouvrage s’intitule Vers l’armée de métier- qui va à l’encontre des idéaux d’armée du peuple). Or, aucun militaire ni hier ni aujourd’hui n’est interdit de publier, d’autant moins dans son domaine de compétence, il doit seulement demander l’autorisation de sa hiérarchie –acte administratif banal que le colonel De Gaulle a très probablement réalisé.

Alors pourquoi Maréchal Le Pen convoque De Gaulle ? Parce que depuis les années 1960, tous les défenseurs de la tentative de putsch de 1961 (qui ont été largement épurés de l’armée) rappellent que De Gaulle fut lui-même un séditieux en 1940 (et d’autres rappellerons qu’il bénéficia aussi d’un coup d’État en 1958). Il s’agit d’un clin d’œil habile ou non-assumé.

Pourquoi la contre-insurrection appelle t-elle à l’insurrection ?

Cette question simple et apparemment paradoxale est vite répondue (merci au génie qui a inventé cette expression et qui, j’imagine, doit déjà siéger à l’Académie française) : la contre-insurrection, spécialement l’école française, ne se contente jamais de répondre à un danger, réel ou supposé, de révolution ; elle entend mener elle-même une révolution dans le but d’organiser la société de manière à ce que l’ennemi ne puisse plus y prospérer. Dans les termes de Galula, la contre-insurrection doit être porteuse d’une « contre-cause » en mesure d’emporter une grande partie de la population, qui doit être participante du nouvel ordre (la population est toujours l’enjeu et l’arme de la contre-insurrection). Ainsi, la contre-insurrection se présente souvent comme “révolutionnaire” (ou, selon nos catégories, contre-révolutionnaire) et non pas conservatrice. Il est donc tout à fait logique que Valeurs Actuelles affiche ainsi des appels à l’insurrection.

Dernier détail, la tribune des généraux a reçu une seconde vague de publicité du fait d’un sondage brandie par la plupart des médias. Ce sondage accréditerait un soutien massif de la population au contenu du texte. Il est possible de faire comme Frustration-Magazine qui démontre les biais de ce sondage en particulier [7]. Ou, plus simplement, de considérer à peu près tous les sondages comme simple outil de propagande (si je ne dis pas tous, c’est parce qu’il subsiste un doute sur leur réelle efficacité pour les produits commerciaux, il n’est pas impossible qu’ils parviennent à définir des préférences de couleur pour vendre une lessive ; en revanche ils ont largement prouvé leur totale ineptie à saisir les préférences entre les produits électoraux –n’importe qui est en mesure de se tromper une fois sur deux-). Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil dans le capharnaüm sondagier des États-Unis, où les énormes écarts entre sondages sont facilement identifiables aux intérêts de chaque institut. Quoiqu’il en soit, ce sondage, bien que mené par des secteurs propagandistes très différents, constitue une seconde salve de l’offensive contre-insurrectionnelle qui vient conforter l’attaque en règle du 21 avril.

Jérémy Rubenstein

[1Charles Lacheroy (1906-2005), principal doctrinaire de la “guerre révolutionnaire”, soit la contre-insurrection à la françaises.

[3Charles Lacheroy, « Scénario-type de guerre révolutionnaire », Section de documentation militaire de l’Outre-Mer, 4e trimestre 1955, p. 5.

[4Paul Villatoux, « Charles Lacheroy, l’unité d’un homme », dans Charles Lacheroy, De Saint-Cyr à l’action psychologique. Mémoires d’un siècle, Ed. Lavauzelle, 2003, p. 14.

[5« Guerre révolutionnaire et arme psychologique » Conférence à la Sorbonne, 2 juillet 1957.

[6Général Alain Bouquin « Liberté d’expression et obligation de réserve : ce que dit la jurisprudence », 30 avril 2019, https://www.penseemiliterre.fr/liberte-d-expression-et-obligation-de-reserve-ce-que-dit-la-jurisprudence_942_3000457.html

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