La prison, lieu d’un savoir enfoui

 

S’il est un domaine où les prisonniers sont experts c’est bien l’enfermement. Or, pour faire face aux confinements d’une très grande partie de l’humanité, personne n’a songé à les appeler pour mobiliser leur expertise. Ce gâchis d’un savoir pratique est révélateur de l’invisibilité de la population carcérale, fruit de politiques sécuritaires, machine à marginaliser toujours plus de monde sans résoudre les problèmes auxquels elles prétendent s’attaquer.

Banksy pledges to help save Reading jail with stencil sale ...

La Justice laxiste. Le thème est revenu en force, d’abord dans les bagages des manifestations policières anti-Justice, puis repris en boucle par les chaine d’info-en-continu. Par trop inepte, il importe peu de contester ce diagnostic du “boucher-charcutier de Tourcoing” (l’expert de Monsieur Darmanin, dont l’appréciation serait exactement inverse à une approche statistique évaluant la politique carcérale d’un pays). En revanche, il nous faut casser la fausse équation qui veut que plus de sécurité = plus de prison. Créer une population carcérale pléthorique n’est pas un gage de sécurité. Les États-Unis en attestent, cela ne fait que marginaliser une population toujours plus importante qui a de moins en moins la possibilité de réintégrer le reste de la société.

Signe manifeste de cette mise à l’écart radicale dans laquelle est placée la population carcérale : le Covid. Avec l’arrivée des mesures d’enfermement généralisé –“les confinements”- des populations, on aurait pu s’attendre à ce que les prisonniers fussent largement sollicités pour faire part de leurs expériences. Car s’il y a bien un domaine dans lequel les prisonniers sont experts c’est l’enfermement. Comment fractionner le temps durant l’enfermement, comment occuper un espace limité, comment ne pas sombrer dans la folie, autant de questions auxquelles l’expérience carcérale a, par la force des choses, apporté de nombreuses réponses. Ce savoir, qui a tant fait défaut à des millions de personnes, n’a pourtant jamais été sollicité.

Nous avons eu droit aux carnets de bord de bourgeois atterrés racontant leurs mornes journées, sans théâtre ni restaurant ; aux experts sur tout et n’importe quoi qui ont dit tout et n’importe quoi. Mais jamais nous n’avons entendu des prisonniers qui connaissaient le mieux les conditions de la vie concrète en état d’enfermement. Comment voulez-vous que les prisonniers réintègrent la société si celle-ci ne les appelle pas quand elle a besoin d’eux ? Comment pourrait-elle mieux dire qu’ils ne comptent pas, qu’ils n’existent pas ?

Non seulement personne n’a songé à appeler cette expertise nécessaire au mieux-être de millions de personnes mais à chaque fois qu’il a été question de prison durant les mois d’enfermement, ça a été pour s’indigner des aménagements de peine en vue d’éviter une sur-contamination dans des lieux de détention notoirement surpeuplés. Ainsi, l’expérience commune d’enfermement de milliards de personnes, fait unique dans l’histoire, n’a en rien permis de créer une empathie envers les prisonniers. Les mêmes personnes qui ont été choquées de se voir enfermées chez elles pendant quelques semaines ont pu, dans le même temps, protester contre des aménagements de peine, nécessaires d’un strict point de vue sanitaire.

Il est toujours couramment question de “courtes peines” (entre un mois et deux ans pour 47,1% de la population carcérale en France) alors que maintenant tout le monde est conscient des effets délétères d’une seule semaine d’enfermement dans des conditions matérielles infiniment meilleures. De même, il est de nouveau question de “peines planchées” et non pas du scandale de la prison préventive, qui n’est rien d’autre que l’enfermement massif d’innocents (jusqu’à preuve du contraire).

L’humanité a fait preuve d’une grande cécité à ne pas recourir à sa fraction la plus experte en enfermement pour affronter son enfermement. Elle a ainsi donné une nouvelle preuve de ce que la prison ne sert à rien d’autre qu’à déshumaniser une partie de la population, la considérer comme radicalement autre que soi-même. Il est pourtant temps et impératif, après cette expérience partagée par des milliards de personnes, de reconsidérer la question de l’enfermement, dans la pleine mesure de sa dureté. Peine physique, peine psychologique, nous savons désormais tous à quoi nous en tenir. Reste à faire le lien entre ce que nous avons vécu et ce que vivent les personnes emprisonnées.

Chiffres de l’Observatoire International des Prisons: https://oip.org/en-bref/pour-quels-types-de-delits-et-quelles-peines-les-personnes-detenues-sont-elles-incarcerees/

 

Publié sur Hyia! 2 juin 2021

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le pouvoir K contre l’empire Clarín

McKinsey, l’art coûteux de l’embrouille