La poésie et les tonnes de lard
La polémique autours d’un « hymne des Bleues » est l’occasion de rappeler que la poésie n’a pas toujours été un concours pour chanter la nation mais bien une rupture contestataire. Ainsi des surréalistes qui, un siècle plus tôt, en soutenant la révolte menée par Abdelkrim el-Khattabi au Maroc avaient fixé quelques unes des lignes de fracture encore utiles aujourd’hui.
Il y a quelques semaines s’est déroulée une polémique comme aime les orchestrer les médias dominants, chaine d’info-en-continu en tête, autours de l’hymne devant accompagner l’équipe de France de football. Pour qui est assez étranger au foot, l’affaire s’est résumée à une attaque contre le chanteur de l’hymne, Youssoupha qui se serait, plusieurs années auparavant, montré critique envers la police et/ou l’extrême-droite. Dès lors, il ne serait pas digne de représenter la France, et son hymne aux Bleues serait entaché d’un intolérable soupçon d’antipatriotisme. En effet, ne pas adorer la police et ne pas révérer l’extrême-droite est aujourd’hui, dans nombre de rédactions, un signe manifeste de détestation de la France. Exit donc Youssoupha et l’hymne aux Bleues.
Mais les mêmes rédactions, et leurs invités permanents, ont trouvé un remplaçant en la personne d’un rappeur nommé Kaotik 747. Plébiscité par les commissariats de police dont il s’est fait le chantre, ce rappeur au nom d’avion perturbé ne semble pas non plus avoir de problème avec l’extrême-droite (je précise car, théoriquement, il y a une différence entre l’institution policière et l’extrême-droite). Kaotik 747 serait donc un bon prétendant pour chanter la gloire des Bleues. Cette “affaire”, parmi mille signaux incandescents, indique le degré de droitisation du pays. Elle rappelle aussi que la poésie est toujours un champ de bataille. Néanmoins, en d’autres temps, cette bataille ne se résumait pas à savoir qui devrait chanter les couleurs du drapeau, Youssoupha ou Kaotik 747, mais si la poésie n’aurait pas plutôt à voir avec conchier cette bannière.
Autre temps, autres poètes, autre conflit.
En 1925, Abdelkrim el-Khattabi (1882-1963) mène depuis déjà plusieurs années une grande rébellion au Maroc sous domination coloniale. Ce précurseur des indépendances a déjà proclamé l’éphémère République du Rif (1922-1926) et ses écrits suscitent des enthousiasmes dans de nombreux pays occidentaux, notamment en Angleterre où est créé un Riff Commitee. Coincé dans l’étau militaire avec les troupes coloniales espagnoles –bientôt dirigée par le général Franco- au nord, et les françaises dirigées par les maréchaux Lyautey puis Pétain au sud du Rif, Abdelkrim est ainsi parvenu à une échappée belle. Ce que les puissances coloniales voudraient présenter comme une opération de “pacification”, strictement militaire, devient un sujet politique débattu dans de nombreuses capitales du monde (et inspirera bien des révolutionnaires par la suite, dont le Che Guevara).
En France, cela se traduit par le soutien de plusieurs courants de gauche. Le PCF salut la “brillante victoire du peuple marocain sur les impérialistes espagnols” en 1924 puis organise des grèves lorsque les troupes de Lyautey commencent leurs massacres en 1925 (le maréchal, toujours présenté comme un “bon” colonisateur, va jusqu’à réclamer de l’Ypérite, le tristement célèbre “gaz moutarde”, pour gazer les populations rifaines). Les anarchistes, pour leur part assez méfiants envers une “république du Rif” qu’ils conçoivent comme un autre nationalisme, ne s’en solidarisent pas moins avec le peuple rifain et dénoncent le militarisme français.
Enfin, les surréalistes prennent fait et cause pour le Rif. C’est ici que nous retrouvons la poésie comme champ de bataille. Agacé par cette position des surréalistes, Paul Claudel (1868-1955), alors ambassadeur de France au Japon, dont le mysticisme catholique a depuis longtemps rangé dans le camp de l’ordre et la sécurité, s’en prend violement aux surréalistes, les traitant tous de pédérastes. Dans le même temps, le poète rappelle son patriotisme durant la Grande Guerre, durant laquelle il est allé démarcher en “Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions” se vante t-il.
La réponse, signée entre autre par Louis Aragon, Antonin Artaud, Breton, Robert Desnot, Eluard, Max Ernst, vaut le détour. D’une radicalité qui effrayerait nombre de nos poètes-rappeurs parmi les plus combatifs d’aujourd’hui, le tract se place d’emblée du côté de l’insurrection, et pas n’importe laquelle : celle des colonisés. Ils souhaitent que ceux-ci “viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine”. Ils en profitent pour dire ce qu’ils pensent de la France et le patriotisme dont se réclame Claudel :
“Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de ‘grosses quantités de lard’ pour le compte d’une nation de porcs et de chiens.”
Jamais la poésie se trouve du côté de la sécurité étatique, nous disent les surréalistes. Et ils s’insurgent contre la prétention de Claudel de ramener Rimbaud, via ses indéniables envolées mystiques, dans le giron de l’Église catholique. En effet, Claudel a passé sa vie à se réclamer du jeune poète compagnon de la Commune en l’inscrivant dans une tradition du salut chrétien. “Le salut pour nous n’est nulle part” répondent les surréalistes qui ajoutent : “Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l’œuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.”
Le renvoie de Claudel à ses “bondieuseries infâmes” n’est pas que politique ou, pour mieux dire, celle-ci est totalement imbriquée à la forme. À celui qui se veut un amant du “beau” et décrète ce que doit être la “création” artistique, les surréalistes ne répondent pas en défendant une autre esthétique qui viendrait rénover le conservatisme de Claudel, ils disent –plus radicalement- ne pas s’intéresser à la création. Et affirment, ce qui est aujourd’hui une évidence : “Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà longtemps que l’idée de Beauté s’est rassise.”
Mais alors, si aucun critère de “beauté” et de “création” ne valent pour les surréalistes, en quoi Claudel avec tous ses critères –annulés- ne serait-il pas aussi du côté de la poésie ? Autrement dit, pourquoi la “beauté” de Claudel ne saurait entrer dans l’art tel que compris par les surréalistes ? Car dans le champ de ruines esthétique, il reste une valeur estiment les surréalistes, qui n’est pas esthétique mais morale : “Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.”
Ce n’est probablement pas le statut d’ambassadeur en soi qui est rejeté, mais une position par rapport à l’ordre établi. L’ambassadeur représente cet ordre, c’est pourquoi il est incompatible avec la poésie. Cela ne veut bien sûr pas dire que Claudel doit cesser d’écrire, les surréalistes terminent leur missive en lui souhaitant une belle carrière : “engraissez encore, crevez sous l’admiration et le respect de vos concitoyens. Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.”
À près d’un siècle de distance, les surréalistes nous étonnent par leur radicalité et nous invitent à nous positionner, sous des formes infinies sans prendre en compte aucun critère autre que ce positionnement face, ou avec, l’ordre établi. Et nous assistons à un moment où prendre position est un soulagement, tant l’entre-deux est devenu intenable.
Références :
https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_ouverte_%C3%A0_M._Paul_Claudel
Mevliyar Er (2015): Abd-el-Krim al-Khattabi: The Unknown Mentor of Che Guevara, Terrorism and Political Violence, DOI: 10.1080/09546553.2014.997355
Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, La Découverte, 2019
Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, La Guerre du Rif. Maroc 1921-1926, Tallandier, 2008
Charles-Robert Ageron, « La presse parisienne devant la guerre du Rif (avril 1925-mai 1926) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°24, 1977.
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