Deux heure moins quart avant la révolution - Occupation de l'EHESS 2006 / Carnets
Lundi, vers 19h. 105, bd Raspail. J'arrive, un peu incertain quand à
la tenue de l'AG annoncée aujourd'hui vers midi au site de Censier. Les
étudiants de la Sorbonne ne savons jamais vraiment où va se tenir la
prochaine, les fausses info ont été nombreuses depuis une semaine.
Celle-ci a bien lieu. L'amphi high-tech de l'EHESS est bondée. Un
étudiant qui a fait partie de la négociation avec la présidente de
l'école explicite la situation : nous sommes invités à utiliser les
locaux en heures ouvrables (8h-20h) tant que nous n'aurons pas récupéré
notre fac. Une première intervention pour remarquer que ça nous laisse
moins d'une heure avant de se barrer, reléguée immédiatement par un
autre étudiant qui n'accepte pas de conditions d'horaire, un troisième
estime que si nous sortons nous n'aurons plus de lieu. Un autre pense
que dépasser l'offre est ce qui nous mettra à la rue, il est hué.
L'idée qui prend forme est que nous n'avons pas à prendre en compte des
conditions extérieures, mais d'abord nos besoins -quels qu'ils soient.
Il y a une proposition de vote. Un intervenant explique que le vote est
un attrape couillon, un facteur de séparation quand on cherche de la
cohésion. Il est acclamé, personne ne sait s'il faut voter le fait de
ne plus voter. La question est oubliée et une véritable conversation
sans modérateur ni micro fait place aux tours de parole institués. Une
jeune fille se dit ravie de voir les tensions disparaître avec
l'abolition du vote, pourtant c'est bel et bien un vote pour ou contre
l'occupation indéfinie de l'EHESS qui dessine. Une petite majorité
l'emporte, la grande majorité refuse de lever la main.
Nous prenons une pause. Dans la cour et le hall, il y a des
discussions animées, on sent l'excitation de la possible confrontation.
Des bières, du vin, des sandwichs et des joints circulent ici et là.
Une étudiante parle d'action symbolique devant la Sorbonne, idée
rejetée par son interlocuteur : la communication comme moyen d'action
est obsolète, retors et hautement manipulable -avec les médias on l'a
toujours dans le dos.
De retour dans l'amphi, trois profs sont là en tant que porte-parole
de la présidente. La proposition est la même. Face aux huées, ils se
dressent dans une hautaine attitude qui signifie que nous n'avons rien
saisi, de simples gamins idiots qui vont casser un instrument de
travail utile, le prenant pour un jouet. Exit les profs, la présidente
et tout le tintouin.
Les modalités de l'occup. A l'image du mouvement, ce sont les
initiatives de chacun qui sont mises en exergue, pas de direction, pas
de mot d'ordre, pas de service d'ordre. Une feuille circule pour
s'inscrire aux tours de garde au portail de l'école. Le bruit circule
qu'une cuisine s'installe dans un étage. De fait, la réception ploie
sous des cagettes de fruits et légumes venus d'on ne sait où.
Bouteilles de vin et bières se trouvent dans tous les coins et recoins.
Un étudiant de l'EHESS m'explique, désolé, que nous avons tout
simplement foutu dehors la véritable radicalité de ce pays. Goguenard,
je lui répond que la « véritable radicalité » va appeler les flics. De
plus, cette façon de se percevoir comme un avant centre de la
conscience de gauche est débile. « Si vous occupiez vraiment vous
seriez déjà en train de discuter de qui vous êtes, de ce que vous
voulez. Regardez ! vous êtes juste bon à faire de l'EHESS un tripot. ».
Il m'emmerde celui-là. Je lui répond qu'il y a beaucoup plus de
radicalité à faire fonctionner une cuisine où l'on bouffe qu'à bien
parler de lendemains qui chantent. Incompréhension, compréhension ?
Nous ne sommes tout simplement pas d'accord. Je vais au cinquième pour
une soupe au choux qui a un goût de révolte.
Ça circule de partout, ça discute et ça boit.
Trois sirènes chantent des cœurs géorgiens, un jeune homme s'endort un sourire aux lèvres entre les étudiantes en voix.
Second jour de l'occupation de l'EHESS. (mardi)
Les occupants de la veille se reconnaissent aux cernes et à cet
aspect un peu chancelant caractéristique du manque de sommeil. A l'AG
l'amphi est bondé, et les règles d'hier se sont imposées. Pas de
modérateur, pas de vote. Autre chose. Et ça marche, ceux qui
interviennent le font depuis leurs place et sans micro. La question des
sans-papiers et de son éventuel rapport avec le droit du travail est
abordé, les actions des prochains jours ou les rapports avec la
direction de l'école qui est investie. Quelques thèmes sont marqués à
la craie sur le tableau noir lorsqu'il semble y avoir un consensus,
d'autres sont relégués à des groupes plus spécifiques qui seraient
intéressés. Il y a de tous ici, étudiants de Sorbonne, Nanterre,
intermittents du spectacle, des chômeurs et des ouvriers syndiqués.
L'AG est ouverte, refuse tout corporatisme. Une jeune étudiante aux
allures de PinBo regarde, incrédule, un homme vigoureux discourant sur
la période de reflux du capital mondial. L'amphi se vide doucement
autour de 22h, après trois heures de cette étrange discussion à bâton
rompus réunissant plus de 200 personnes.
Les étages sont alors investis, les salles accueillent des ateliers
de réflexion, d'autres débattent de l'organisation d'actions, des
manifestions du lendemain ou du surlendemain. D'autres encore partent
en actions immédiates, deux groupes pour aller « bomber » les métros.
L'un pour la ligne 4, l'autre la ligne 12. Ça bouge, nervosité de
l'adrénaline chez cette jeune fille aux yeux bleu révoltés. L'opération
se terminera à la station Rennes où les occupants venus libérer
l'équipe prise en étau par des forces de la sécurité de la RATP, seront
gazés dans une débandade générale. Bilan : sept mises en examen et
quelques stations repeintes.
3ème jour (mercredi)
Autour de midi. Une quarantaine d'irréductibles, composés tant
d'étudiants que de chômeurs, anarchistes et autres syndicalistes en
rupture de ban, sont réfugiés dans le hall. L'offensive de la
présidence s'est fait plus subtile qu'une charge policière. Au petit
matin les lieux ont été investis par des journalistes, à midi toutes
les rédactions font état de l'occupation et la dégradation des lieux
par des « personnes dont on sait pas s'ils sont étudiants ou voyous »
(France Inter 13/14). Entre temps les profs et le personnel de l'EHESS
se sont organisés en petits « escadrons » qui ont sillonné l'immeuble,
chassant les occupants disséminés ici et là, et ferment à clé chaque
salle récupérée. Dans la cuisine aménagée au cinquième étage, il n'y
avait que deux personnes lorsque les cinq professeurs sont entrés,
leurs ont dit de dégager « la fête est finie, les enfants ». Ils
négocient le retrait du matériel culinaire et vont rejoindre les autres
« expulsés » dans le hall.
Dans la cour, près de la porte de l'administration, professeurs et
journalistes s'agglutinent sachant la ré-investiture des lieux proche.
Dans le hall, partagés entre le bilan d'un échec et les stratégies
d'une nouvelle ré-occupation des étages. Il faut tenir jusqu'à 19h afin
que l'AG quotidienne se tienne, le nombre permettra de reprendre le
terrain perdu.
AG (environ 300 personnes) De nouvelles têtes. Il y a la présence de
plus d'étudiants de l'EHESS venus voir comment tournent les choses. En
même temps, des crêtes de punk sont apparues. La place qui serait celle
d'un modérateur est occupée par un homme munis d'un nez rouge et de
lunettes noirs, il écrit sur le tableau des absurdités à la craie
pendant les débats. Aujourd'hui la conversation est morne, quelques
grandes gueules en font appel à 1848, 1968, de grandes tirades dignes
de Sarah Bernard.
Un hurluberlu se présentant comme cuistot refait un embryon de
cuisine… au sous sol. Après quelques palabres, il admet que le manque
d'oxygène pourrait poser un problème. Il décide de passer à un étage.
Vers minuit. Une salle second étage. 9 autour d'une table (moyenne
d'âge : 30 ans ) Rédaction du texte de l' « AG en lutte siégeant à
l'EHESS » Un appel au blocage des routes, périphériques, « lieux de
transfert des marchandises ». Un gars arrive, hilare, raconter les
nouvelles du 20h de TF1, nous serions des casseurs occupant les locaux
depuis le début de la semaine. Le mot d'ordre serait d'abattre la
démocratie. La petite assemblée autour de la table s'esclaffe. L'un
s'inquiète tout de même : « nous pourrions préciser qu'il s'agit de la
démocratie représentative qui nous gène ». La réponse semble unanime :
« ce que disent les médias, on s'en fout ». Un autre suggère que les
médias ont fait leur travail de dé-légitimation en prévision d'un
assaut des CRS. La rédaction continue : « le jour de grève ne sera pas
le tombeau de notre mouvement » CPE ou pas CPE, ce n'est qu'un début.
Jeudi 4 h. pm. Une sorte de syndrome de la persécution et de
l'enfermement a gagné la dizaine de personnes tenant les lieux durant
les nombreuses manifestations qui ont lieu dans toute ville. Des cars
de CRS passent en tous sens sur le bd Raspail. A l'intérieur, on est au
bord de la crise de nerfs. Une petite dizaine est restée pour garder
les locaux, la plupart très jeunes, plus lycéens qu'étudiants. Ils
restent près de la grille, affolés par les mouvements de la police.
Invectivent le visiteur comme s'il s'agissait d'une intrusion du monde
extérieur. Pourtant, il y en a bien un qui garde son calme, il cherche
le matériel d'entretien pour « laver les cochonneries » dit-il.
Soir. Jour de manifs frustrantes, les mots d'ordre sont trop décalés
par rapport à ce qui se passe ici. L'homme au nez rouge et lunettes
noirs a maintenant un bonnet et de la barbe. Il a placé sur le bureau
un calendos, pinard et une radio. Il mange face à l'assemblé dans le
brouhaha d'un début de séance. Bilan de la journée. Le fiasco et le
désordre de cette manif. Les banlieusards ? Lecture du texte de la
veille appelant à la grève générale sauvage et illimitée. L'amphi est
encore plus bondé que les jours précédents. Ça gueule plus que ça ne
discute. Le thème ? extension de la lutte : vers les banlieues, vers
les travailleurs. Il y a une acrimonie palpable, ce sont des invectives
et les insultes sont toutes proches. Des choses dites d'autres jours
sont dites avec emphases : « je crois qu'ici, il ne s'agit plus de
CPE ». Les habitués qui attendaient du nouveau sont fatigués.
Un prof de l'EHESS se présente dans l'amphithéâtre, il est hué sans
que l'on entende ce qu'il dit. Un jeune énervé le touche en
l'invectivant « je te reconnais, tu nous a envoyé la milice ».
M. Germain (Jean) se retrouve dans la cours, ulcéré, « si on ne laisse
pas parler un prof de l'EHESS », un peu pathétique ce déphasage.
Quelques jeunes l'entourent, l'écoutent, tous désolés et sans excuse
possible. Une bonne partie de ceux qui avaient rédigé le texte de la
veille s'en va de l'AG dégoûté. Je reconnais une des jeunes chanteuses
du cœur géorgien du premier soir, les larmes aux yeux, elle se dirige
vers la porte. Flippe totale à la grille. Des CRS et des bagnoles de
flics qui passent, mouvement de foule vers la grille dont le
« gardien » semble être devenu fou : « ceux qui sortent, c'est
définitif ». pouvoir exorbitant de la clef d'entrée.
Un jeune homme m'agresse pour savoir « quelles sont les
informations » que je note sur mon carnet. Pourquoi je suis là, qui je
suis ?… je me demande effectivement ce que je fous là.
Les ateliers de l'avant veille sont devenus des chambres fermés où
se discutent les modalités « d'opérations secrètes ». Dernier coup
d'œil dans l'amphi : l'horloge est arrêté depuis deux jours sur 2h
moins quart.
Je sors de l'EHESS, ce rêve d'hier devenu une prison. Me dirige vers le dernier métro avec, dans le cœur, le goût de la défaite.
Carnets (non tronqués) publiés dans Indymedia Paris et conservés par L'en Dehors.
J'avais envoyé cette version non tronquée sur Indymediia un peu pour me défendre d'une sorte de cabale qui avait suivi la publication (tronquée) dans Libération deux ou trois jours auparavant.
J'avais envoyé cette version non tronquée sur Indymediia un peu pour me défendre d'une sorte de cabale qui avait suivi la publication (tronquée) dans Libération deux ou trois jours auparavant.
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