Occupation de l'EHESS mars 2006 - Carnets tronqués

Lundi soir, début de l'occupation
«L'assemblée générale des étudiants de la Sorbonne, qui se déroule depuis une semaine à Censier à midi, se délocalise à l'EHESS. Les étudiants et la direction de l'école nous ont invités, en solidarité envers ces itinérants que nous sommes depuis que notre fac est interdite d'accès. J'arrive au 105 boulevard Raspail sans trop y croire. L'amphi est bondé. Un seul sujet occupe l'assemblée : faut-il ressortir de ces locaux ? Un intervenant explique que voter sur cette question est un attrape-couillon. Il est acclamé. Le débat démarre, sans modérateur ni micro. Une fille se dit ravie de voir les tensions disparaître avec l'abolition du vote. Il aura pourtant bel et bien lieu. L'occupation l'emporte à une petite majorité. Mais la plupart refusent de lever la main.
«Les porte-parole de la présidence, chahutés, nous disent que nous sommes tous invités dans les locaux durant les heures ouvrables, entre 8 heures et 20 heures. Mais nous avons déjà voté l'occupation. Les profs commencent à perdre leur sang-froid. Une feuille circule pour organiser des tours de garde. Une cuisine s'improvise dans un étage. Dans le hall, des cagettes de fruits et légumes arrivent d'on ne sait où. Des bouteilles de vin et des bières s'accumulent dans les coins.
«Un étudiant de l'Ehess m'explique que nous avons tout simplement foutu dehors la véritable radicalité de ce pays. Je lui réponds que la "véritable radicalité" va appeler les flics. "Vous êtes juste bon à faire de l'Ehess un tripot", me répond-il. Je lui dis qu'il y a beaucoup plus de radicalité à faire fonctionner une cuisine qu'à parler de lendemains qui chantent. Je vais au cinquième pour une soupe aux choux. Elle a un goût de révolte. Des équipes vont visiter les lieux. Nous tombons nez à nez avec les professeurs et la présidente, scandalisée, qui parle d'effraction dans les salles informatiques. Nous nions, sans trop savoir, et expliquons que nous avons besoin d'un accès à l'Internet pour envoyer nos communiqués. Elle nous invite dans ses bureaux. Des nouvelles arrivent : Sciences-Po est occupée. On a du mal à y croire. On compte les institutions dont le prestige a pris un coup depuis le début du mouvement : la Sorbonne, le Collège de France, Sciences-Po, et l'Ehess. Trois sirènes chantent des choeurs géorgiens. Un jeune homme s'endort, un sourire aux lèvres.
Mardi, deuxième jour
«Les occupants de la veille se reconnaissent à leurs cernes. A l'AG de 19 heures, l'amphi est plein : 200 personnes. Les règles d'hier se sont imposées. Ni modérateur, ni vote. Et ça marche. Il y a de tout : étudiants de la Sorbonne, de Nanterre, mais aussi des intermittents du spectacle, des chômeurs et des ouvriers syndiqués. L'amphi se vide doucement autour de 22 heures, après trois heures d'une étrange discussion à bâtons rompus. Deux groupes veulent aller "bomber" dans le métro, ligne 4 ou 12. En cuisine, c'est l'heure du bilan de la nuit dernière. Certains ont l'air de vrais conspirateurs. Ils ne veulent pas être ennuyés par des étrangers. On se raconte les prouesses de la semaine : un boulon bien envoyé sur un CRS, une bouteille de bière éclatée sur un gendarme mobile, "un pote qui s'est fait serrer, trop tebé". Les murs sont couverts de graffitis aux slogans plus ou moins heureux. Un extincteur a été vidé au rez-de-chaussée.
Mercredi, troisième jour
«Une quarantaine d'irréductibles étudiants, chômeurs, anarchistes, syndicalistes en rupture de ban sont réfugiés dans le hall. Il faut tenir jusqu'à l'AG de 19 heures. Des altercations éclatent entre occupants et journalistes, accusés d'être venus à l'invitation de l'administration. Les occupants fauchent micros et carnets. Les journalistes sont "invités" à sortir. L'AG réunit quelque 300 personnes. On repère de nouvelles têtes. Des étudiants de l'Ehess sont venus voir comment tournent les choses. Des crêtes punk apparaissent. Un homme muni d'un nez rouge et de lunettes noires écrit sur le tableau des absurdités à la craie pendant les débats. La conversation est morne ; quelques grandes gueules font appel à 1848, à 1968... La grande question : quelles actions mener ? Prise de Rungis, opérations antipub, blocage du périphérique : le débat s'englue. Une bonne partie de l'amphi se barre. Vers minuit, dans une salle du second étage, neuf personnes (moyenne d'âge 30 ans) rédigent un texte intitulé "L'AG en lutte siégeant à l'Ehess". Un gars arrive, hilare : au 20 heures, TF1 parle de "casseurs munis de barres de fer" appelant à la mort de la démocratie. La table s'esclaffe. "On se fout des médias." La discussion continue : "La grève de mardi ne sera pas le tombeau de notre mouvement."
«2 heures du mat'. Veillée d'armes dans la cour : feu de bois, guitare... De l'autre côté du boulevard Raspail, des vigiles tournent toutes les trois heures. Odeur de cendre froide dans l'amphi. Les couloirs font plus penser aux toilettes d'un lycée qu'à une révolution. Aux premières lueurs du jour, deux caisses de pains au chocolat arrivent. Trois occupants décident d'en apporter aux vigiles en face. Grosse discussion sur l'humanité ou non à avoir à l'égard des forces de l'ordre. "Ils ne sont pas des êtres humains comme les autres. Ils n'ont pas choisi, tu peux pas juger."
Jeudi, 16 heures
«Je reviens après quelques heures d'absence. Je sens pointer un syndrome de persécution et d'enfermement. C'est jour de manif. Une petite dizaine de très jeunes gardent les locaux. Ils s'affolent devant les mouvements de la police, dans la rue. Un seul garde son calme et cherche le matériel d'entretien pour "laver les cochonneries". Le soir, bilan de la journée. Les manifs ont été frustrantes, les mots d'ordre étant trop décalés par rapport à ce qui se passe ici. Lecture du texte de la veille appelant à la "grève générale sauvage et illimitée". L'amphi est encore plus bondé que les jours précédents. Ça gueule plus que ça ne discute. Un prof de l'Ehess est hué. Un jeune le touche : "Je te reconnais, tu nous as envoyé la milice." L'enseignant se retrouve dans la cour et dit : "Si on ne laisse pas parler un prof de l'Ehess..."
«Une partie de ceux qui, la veille, avaient rédigé le texte quittent l'AG dégoûtés. Je reconnais une des chanteuses de choeur géorgien, les larmes aux yeux. Elle se dirige vers la porte. Le "gardien" de la grille semble être devenu fou : "Ceux qui sortent, c'est définitif." Je me demande ce que je fais là. Les ateliers de l'avant-veille se sont transformés en chambres fermées où se discutent des "opérations secrètes". Je sors de ce rêve devenu prison. Je me dirige vers le métro, le goût de la défaite au coeur. L'Ehess sera évacuée quelques heures plus tard.»
Carnets (tronqués) de l'occupation de l'EHESS parus dans Libération, 25 mars 2006 sous le titre «Une soupe aux choux au goût de révolte»
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