Guerres, mercenariat, et extrême-droites

 

Depuis ses multiples interventions en Crimée, en Syrie et dans plusieurs pays d’Afrique et, surtout, en Ukraine, le « groupe Wagner » (l’armée privée fondée par Dmitri Outkine probablement en 1994, propriété du milliardaire Evgueni Prigojine) est sous le feu des projecteurs médiatiques occidentaux. Leurs exactions, manipulations, opérations de propagande et tueries sont plus ou moins bien documentées par des journalistes du monde entier. Cette prise de conscience du rôle des mercenaires dans les conflits contemporains est bienvenue mais il est plutôt rare que les mêmes journalistes remarquent que Wagner ne diffère guère de sa cousine étasunienne des années 2000, la sinistre Blackwater (fondée en 1997 par le multimillionnaire Erik Prince).

De même, le lien entre ces SMP (« Sociétés Militaires Privées », selon la terminologie imposée par le lobbying de ces entreprises de mercenariat) et les forces spéciales n’apparait que rarement. Enfin, le lien entre les mercenaires et les extrêmes-droites, quoique évident, n’est que très peu mentionné. Ainsi, mercenariat, prolifération des forces spéciales et prospérité des extrême-droites sont traités comme trois phénomènes très différents, alors qu’ils ont partie liée. Ce sont ces liens que je souhaite rappeler ici, afin d’inviter à penser ces phénomènes ensemble.

Le devenir torchon des serviettes

Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes, disent doctement les taxinomistes. Peut-être mais, dans ce cas, le devenir des serviettes est le torchon. Les mercenaires sont très largement issus des forces spéciales. À commencer par les fondateurs des armées privées qui sont presque systématiquement des anciens de forces spéciales. Ainsi, Dmitri Outkine (né en 1970) est présenté comme un ancien du GRU (service du renseignement militaire russe). De la même génération (né en 1969), Erik Prince était un membre des SEAL (forces spéciales de la marine des Etats-Unis). Arturo Guzmán Decena (né en 1976) avait fait parti des GAFE (forces spéciales mexicaines) avant de fonder, à l’orée des années 2000 les « Zetas », une armée privée au service des narcos du Cartel du Golfe. Executive Outcomes, considérée comme la première SMP est fondée en 1989 par Eeben Barlow (1956), un ancien des forces spéciales sud-africaines.

Il y a probablement une explication économique à ce lien entre forces spéciales et mercenariat. Une armée mercenaire ne peut pas prétendre à un nombre pléthorique de soldats. Or, les unités des forces spéciales se caractérisent par leur petit nombre d’hommes. Ça matche donc.

Surtout, les forces spéciales disposent à l’intérieur de leurs armées respectives d’une grande autonomie. Celle-ci s’explique initialement par leurs missions durant la Seconde Guerre Mondiale, à savoir intervenir à l’intérieur des lignes ennemies. Cela supposait restreindre au maximum les communications avec la hiérarchie (toute communication multiplie les risques d’être repéré) et, donc, une autonomie bien plus ample que d’autres secteurs de l’armée. Par la suite, on observe une tendance chez les forces spéciales (sous leurs diverses appellations) à chercher toujours plus d’autonomie. Il arrive ainsi qu’elles cherchent des financements automnes pour mener leurs opérations (par exemple dans le trafic de drogues illicites). De ce point de vue, le mercenariat apparait comme un pas supplémentaire dans cette constante recherche d’autonomie. C’est la thèse que je soutiens -avec bien plus de détails- dans mon ouvrage (Terreur et séduction, paru l’année dernière).

Walkyries et flûte enchantée

Dans notre époque de punch-line faciles, l’omniprésence médiatique de Wagner ne pouvait pas ne pas générer un anti-Wagner, Mozart donc qui répand ses Papagenos face aux Walkyries. Le « groupe Mozart », titre Le Monde un reportage de Florence Aubenas, ne combat pas, il forme des combattants [1]. Nuance. Apparu clairement en contre-position de Wagner, le groupe Mozart serait essentiellement « humanitaire » selon son fondateur. Ce dernier est cependant un ancien chef des opérations spéciales étasuniennes et le financement de son groupe est opaque (via une plateforme qui reçoit des donations anonymes, c’est-à-dire qui peuvent parfaitement provenir de services secrets).

Les membres du groupe Mozart ne combattent pas directement. Cette affirmation est probablement vraie et correspond à la position des Etats-Unis de soutien actif à l’Ukraine sans intervention directe. Mais il se trouve que l’une des missions classiques des forces spéciales (ou ex-forces spéciales devenus mercenaires) est précisément de former des combattants (des civils ou des partisans auxquels on fournit une instruction militaire). D’ailleurs, la communication officielle de Wagner ne dit pas autre chose : son patron, Evgueni Priojine a, par exemple, récemment affirmé que sa compagnie aiderait « à préparer les gens et à organiser des milices » (AFP, 11 novembre 2022).

Ce qui distinguerait Wagner d’autres entreprises de même type étasuniennes serait son pouvoir croissant au sein de l’appareil d’état russe (et contre une partie de cet appareil, en l’occurence contre la haute-hiérarchie de l’armée). Bref, Wagner aurait un ascendant démesuré sur Poutine et la stratégie militaire russe. L’entreprise serait, donc, hors de contrôle. Alors, certes, on n’a jamais vu Erik Prince se rendant personnellement dans une prison d’Alabama pour proposer aux taulards d’intégrer son entreprise (à l’instar de ce qu’a fait Evgueni Priojine dans une vidéo postée sur internet en septembre [2]). Cela ne veut pas dire que les SMP n’ont pas eu aussi un très grand pouvoir sur les décisions de Washington de l’administration Bush (pour leur propre bénéfice à l’instar de Wagner). D’ailleurs, un lieu commun des récits sur le déroulement de l’occupation étasunienne en Irak était le soldat contraint de suivre des ordres assez précis et le mercenaire faisant ce qui bon lui semblait, assurés de son impunité la plus totale (le statut de soldat états-unien était juridiquement moins bien protégé contre des poursuites pénales que celui du mercenaire qui bénéficiait d’une immunité totale par rapport à la loi irakienne [3]).

On ne peut que rire lorsque le journalisme semble découvrir la proximité de Wagner avec Poutine, et s’esclaffer lorsqu’il s’en indigne. L’histoire d’Erik Prince, fondateur des Blackwater, aurait dû vacciner contre de telles naïvetés. À ma connaissance, les mercenaires sont toujours au service d’un Etat en particulier. Ou, plus exactement, à l’instar du commerce des armes, les services du mercenariat sont vendus sur un marché restreint aux désidératas de la nation de tutelle de l’entreprise. C’était vrai avec les Affreux de Bob Denard pour la France, tout aussi vrai avec le Blackwater d’Eric Prince (qui s’avérait être directement un agent de la CIA [4]) pour les USA, ça reste vrai avec les Wagner pour la Russie. Les SMP n’offrent pas leurs services sur un marché ouvert, mais sur un marché restreint aux alliances plus ou moins avouables de leur nation de tutelle. Elles sont donc bien plus une extension des outils à disposition des Etats (puissants) pour intervenir sur des territoires étrangers plutôt que des entreprises automnes (si tentées que de telles entreprises existent réellement, y compris dans des domaines bien plus ordinaires).

Bref, Wagner-Blackwater, blanc-bonnet et bonnet-blanc. Il faudra cependant sans doute attendre une large enquête sur les agissements des membres de Wagner et des milices qu’ils forment, afin d’établir un bilan de leurs exactions. Et, ainsi, les comparer avec celles de SMP étasuniennes (ou britanniques, entre autres). Il est très probable que la nature de ces exactions diffèrent très peu, en revanche il y a fort à parier que leur quantité soit bien plus importante pour Wagner. Mais est ce que construire un podium de l’ignominie nous intéresse tant que cela ? Il importe certes d’établir des échelles de grandeur des crimes des uns et des autres mais surtout d’affirmer que les entreprises de même type commettent des crimes de même type pour des raisons similaires.

Il ne s’agit au aucun cas de minorer ou banaliser les horreurs commises par Wagner. Il s’agit d’en finir avec une hypocrisie et des indignations à géométrie variable. Le problème c’est Wagner car le problème ce sont les forces spéciales. Et, plus fondamentalement, tous les pouvoirs (étatiques ou privés) qui ont recours à ces outils, des machines à tuer, violer, terroriser, pour assoir leur domination.

Forces spéciales et mercenaires ont le coeur situé à l’extrême-droite

Skinhead avec un tatouage de SS et se faisant surnommé Wagner (c’est ce surnom qui aurait donné le nom au groupe), Dmitri Outkine ne pouvait mieux illustrer le lien entre forces spéciales dont il provient, mercenariat qu’il exerce et son idéologie d’extrême-droite. Or, si le journalisme occidental rappelle volontiers cette affiliation idéologique du Russe, il fait rarement de même quand il est question d’Erik Prince. Proche de l’administration Bush dans les années 2000, puis conseiller de l’ombre de Donald Trump, l’héritier multimillionnaire a pourtant toujours été un fanatique. Fervent catholique converti (issu d’une famille protestante pas moins exaltée, sa soeur, la milliardaire Betsy DeVos, était la ministre de l’Education de Trump), Erik Prince imagine ses mercenaire en nouveau Jérémie « reconstruisant le temple d’Israël, avec une épée dans une main et une truelle dans l’autre » [5].

Je ne suis pas parvenu à établir une affiliation politique particulière de Guzmán Decena (fondateur des Zetas mexicaines) mais, avant sa défection des forces spéciales, sa mission principale consistait à combattre (tuer, terroriser, harceler) les Zapatistes au Chiapas. Quant à Eeben Barlow, sa tendance politique se devine (pour le moins) par sa carrière dans l’armée sud-africaine qu’il quitte peu avant la fin de l’Apartheid.

Les patrons des entreprises de mercenaires ne sont pas des gauchistes, leurs employés non plus. Cela ne surprendra personne. Plus intéressant à noter, et plus inquiétant car cela correspond à beaucoup de de monde : les milices que forment ces mercenaires (ou les membres de forces spéciales) tendent, elles aussi, à être systématiquement d’extrême-droite.

L’une des missions assez courantes des forces spéciales consiste à créer des milices (qui peuvent prendre différents noms, souvent « d’auto-défense »), c’est-à-dire un groupe de civils armés. Or ces civils sont généralement politisés à l’extrême-droite ou ont une sensibilité de cet ordre (par exemple, des gens qui entretiennent un goût prononcé pour les armes ou le culte du corps). À ce titre, il est intéressant de rappeler une préhistoire possible des forces spéciales qui remonte au lendemain de la défaite de la France face à l’Allemagne en 1870. Dans les années 1880, l’état-major français pense que nombre d’Alsaciens et de Lorrains seraient susceptibles de mener des actions (renseignement ou sabotage) en faveur de la France en cas de nouveau conflit. Or, le recrutement de ces milices de l’ombre s’est principalement effectué dans les sociétés gymniques qui sont alors fédérées sous l’égide de la Ligue des patriotes de Paul Déroulède, l’une des toutes premières organisations d’extrême-droite française. Au-delà de cette anecdote, l’extrême-droite est le vivier prioritaire des militaires qui cherchent à former des milices.

Des bataillons d’extrême-droite formées à l’ultra-violence

Aussi, l’un des effets de très nombreuses « interventions » (guerres) menées par la France en Afrique, où sont envoyées presque systématiquement des forces spéciale, est de constituer des groupes de choc pour l’extrême-droite. Plus largement, toutes les guerres alimentent des droites prêtes à passer à l’action. Pour se convaincre de la réalité de ce phénomène, il suffit de rappeler quelques épisodes récents. Ainsi, en décembre 2022, le parquet antiterroriste allemand à mener une vaste opération pour démanteler un groupuscule qui, d’après les autorités allemandes, était prêt à mener un coup d’Etat. Ce groupe était, pour bonne part, composés de militaires, vétérans des forces spéciales (dont le fondateur des KSK, des unités des forces spéciales dont certaines ont été démantelées en 2020 du fait du trop grand nombre de néo-nazis en leur sein. Des militants qui ont probablement dérobé de grandes quantités d’explosifs et de munitions [6]). En France, en mai 2021, l’hebdomadaire d’extrême-droite publiait une seconde tribune de militaires anonymes (il avait déjà publié une autre tribune signée par des généraux à la retraite le 21 avril). Le texte, qui sous prétexte de prévenir une guerre civile appelle à cette guerre, ne laisse aucun doute sur le fait qu’il a été rédigé au moins en partie par des membres des forces spéciales.

Espérons qu’ils ne sont pas trop nombreux à rejoindre la guerre en Ukraine car, qu’ils aillent chez Wagner ou Mozart, ce sont des putschistes en puissance qui reviennent du front.

Jérémy Rubenstein

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