Réduire les Gilets Jaunes par l’arme psychologique
Il y a quelques mois, je proposais un petit jeu de
concordances de temps en milieu contre-insurrectionnel (https://lundi.am/Petit-jeu-des-concordances-de-temps-en-milieu-contre-insurrectionnel)
qui montrait des continuités entre l’armée française durant la guerre d’Algérie
et celle des Etats-Unis en Irak aujourd’hui. J’avais envie de poursuivre ce jeu
des similitudes, résonnances et connexions, toujours dans le milieu
contre-insurrectionnel mais cette fois dans le passage du militaire au civil.
Je propose, pour la partie civile, d’analyser l’action psychologique menée par
le gouvernement français actuel contre les Gilets Jaunes.
A l’évidence, le gouvernement –et le monde- d’Emmanuel Macron
est bien moins composé de colonels que de cadres de grandes entreprises. Aussi,
il s’agira pour l’essentiel de montrer comment des techniques de colonels
arrivent dans les grandes entreprises, pour finir comme une méthode de gestion
(de crise) gouvernementale.
« Grand Débat
National », vaisseau amiral d’une guerre psychologique
Dans son dernier ouvrage, Grégoire Chamayou[1]
rapporte les confessions –ou plutôt les vantardises- au début des années 80,
d’un entrepreneur d’une boîte étatsunienne spécialisée dans la gestion de crise
de grandes entreprises. La “Pagan International” du nom de l’un de ses
fondateurs, intervient lorsqu’une multinationale est en proie à un type
particulier de crise, non pas interne –avec ses employés- mais externe –
lorsque les effets sociaux, politiques ou environnementaux de sa production
sont dénoncés. Autrement dit, la compagnie est spécialisée dans
l’anti-activisme, elle offre des réponses clefs en main pour contrer les
groupes qui menaceraient l’image de la multinationale. La boite de conseils
développe des techniques générales à employer dans chaque cas particulier, à
partir d’une typologie –qu’elle considère invariable- qui caractérise les
activistes en quatre grandes catégories :
-
Les radicaux
-
Les opportunistes
-
Les idéalistes
-
Les réalistes
Ce schéma général permet d’offrir des réponses différenciées
à chaque sous-groupes ou individus en fonction de leur appartenance à l’une de
ces catégories. Ainsi, avec les radicaux, il n’y a rien à faire. Ce sont des
convaincus qui « veulent changer le système » et qu’aucune offre
(acceptable pour la compagnie s’entend) ne permettra de désarmer, si bien qu’il
convient de les isoler. Pour les réduire, il s’agira donc de s’en prendre aux
trois autres catégories. Les opportunistes cherchent « de la visibilité,
du pouvoir, des troupes, voire, dans certains cas, un emploi », pour les
traiter il faut « leur fournir au moins l’apparence d’une victoire
partielle ». Le problème avec la troisième catégorie, les idéalistes,
c’est qu’ils sont « sincères » donc « très
crédibles », mais aussi très crédules, de sorte que « si on peut leur
démontrer que leur opposition à une industrie ou à ses produits entraîne un
dommage pour d’autres et n’est pas éthiquement justifiable, alors ils seront
obligés de changer de position ». Enfin, les réalistes : ceux-là
« peuvent assumer des compromis ; ils veulent travailler au sein du
système ; un changement radical ne les intéresse pas ; ils sont
pragmatiques. ».
La méthode consiste donc à négocier avec les réalistes et à convaincre les idéalistes. La défection de ceux-ci fait
perdre la crédibilité des radicaux et
des opportunistes, qui semblent
désormais poursuivre leur lutte pour des intérêts personnels ou superficiels.
Chamayou résume « la stratégie générale : coopérer avec les
réalistes, dialoguer avec les idéalistes pour les convertir en réalistes,
isoler les radicaux et avaler les opportunistes. »[2]
Il n’est pas sûr que soit un jour publié le registre du
brainstorming élyséen qui reporte dans le détail comment a été conçu ce
vaisseau amiral de l’action psychologique baptisé “Grand Débat National”[3].
En attendant, on peut facilement l’imaginer dans les grandes lignes, tant sa
mise en œuvre est calquée sur la méthode de management de crise que nous venons
de décrire. Vous avez des dizaines de milliers d’activistes (les Gilets Jaunes
dans leur ensemble) et une très grande majorité de la population (entre 70% et
80% selon les différents sondages des mois de décembre et janvier) qui leur
sont favorables. Il s’agit donc de répertorier les Gilets Jaunes selon les
quatre catégories de Pagan International Cie, afin d’isoler la première (les
radicaux, ceux qui veulent changer le système, avec qui il n’y a donc rien à
faire) en traitant les trois autres catégories.
Bien entendu, il convient de refuser de ranger chacun dans
l’une des catégories de la Pagan Cie, laissons cela aux personnes de pouvoir.
Il nous suffit de rappeler la technique mise en œuvre (dont, du reste, pas
grand monde n’a été dupe, ce qui ne veut pas dire que la contrer soit
aisée : connaître le fonctionnement d’une arme permet éventuellement d’en
trouver à terme des ripostes mais ne la rend pas moins destructrice en
attendant).
Ce qui nous intéresse particulièrement de cette méthode
révélée par Grégoire Chamayou est qu’elle est mise au point par un personnage
qui ne provient pas du monde entrepreneurial, mais militaire. En effet, Rafael
Pagan est un ancien officier du renseignement militaire, de même que nombre de
ses associés. Or, faire carrière dans le renseignement militaire états-unien
des années 70, c’est à n’en pas douter s’imprégner des méthodes de
contre-insurrection (qui sont théorisées auparavant –dans les années 50 et 60-
et saturent le champ militaire, en France jusqu’au début des années 60, aux
Etats-Unis jusqu’au moins la fin de la Guerre du Vietnam. Ajoutez à ce contexte
général, le fait que la contre-insurrection touche à l’intérieur des armées en
priorité les Commandos et le Renseignement, et il serait tout à fait improbable
que Pagan n’ait pas été formé à cette école-là). Autrement dit, ce sont
clairement des méthodes militaires qui se généralisent parmi les grandes
entreprises pour défaire les opposants à leur exploitation du monde.
Si vous avez l’esprit mal tourné, vous dresserez la liste des
membres du gouvernement Macron qui proviennent de ce type d’entreprise, et
ferez l’amalgame auquel je m’adonne (du militaire à l’entreprise, et de
l’entreprise au gouvernement).
Un capitaine de
Cavalerie à la tête de l’industrie française des relations publiques
Ce genre de passage du monde militaire à celui de
l’entreprise est assez courant, et il est loin d’être réservé aux Etats-Unis.
Au hasard, prenons la France. L’âge d’or de la contre-insurrection à la
française est sans conteste le temps de la guerre d’Algérie. On peut même le
dater plus précisément, avec l’ascension fulgurante du colonel Lacheroy
(1906-2005), alors principale référence de la « doctrine de guerre
révolutionnaire », nommé à la tête du “Service d’action psychologue et
d’information” en 1956 et chargé de mettre en place les 5ème Bureau
(de guerre psychologique) à tous les échelons de l’Armée. Or, si Lacheroy est
bien connu –ou, du moins, apparaît-il à raison comme la référence de la
doctrine dans nombre d’ouvrages consacrés-, on oublie souvent en revanche son
binôme à la tête de ce Service : Michel Frois (1914-2000).
La trajectoire de cet officier de Cavalerie vaut pourtant le
détour. Durant la Seconde Guerre Mondiale, il rejoint les forces de la France
Libre, et c’est en jeune officier qu’il se retrouve à Casablanca, alors un des
sièges de l’armée US, au début de 1944. Il y découvre, fasciné, un « hall
d’information », dans lequel les services de communication de l’armée
(probablement l’Office of War Information[4])
exposent, à grand renfort de matériel cartographique et photographique, le
cours de la guerre sur tous les fronts. « Ici, on vit vraiment la guerre
et on comprend la nécessité et la difficulté d’un futur débarquement allié pour
libérer la France » décrit Frois[5],
autrement dit, il comprend qu’un tel outil permet de gagner l’adhésion du
spectateur, y compris à la stratégie adoptée. Dès lors, avec des moyens
infiniment moindres, il se consacre à monter un service similaire au sein de
l’armée française. C’est ainsi que, alors en poste en Indochine, il fonde le «
Service Presse Information » de l’Armée en 1950, auprès du général De Lattre avec qui
l’entente est totale « car il sait que les choses ne sont pas ce qu’elles
sont, mais ce qu’on les fait apparaître »[6].
En 1956, il se retrouve donc au « Service
d’action psychologue et d’information » sous la direction de Lacheroy. Il
se différencie de ce dernier par un ton bien plus enjôleur, souvent mielleux,
qui séduit les journalistes car il faut faire « de la Presse une alliée
sûre et avertie » avec ce qui devient sa devise « pour se servir de
la Presse, il faut d’abord la servir »[7].
Il s’oppose d’ailleurs au nom même du service, en effet pourquoi s’afficher
comme « d’action psychologique » alors qu’un simple
« Information » y suffit ? En bon communicant, Frois se défend
d’avoir quelque chose à voir avec la sulfureuse Doctrine de Guerre
Révolutionnaire, et plus spécifiquement avec l’action psychologique. A ceci
près que sa défense a tout d’un argument de guerre psychologique, en
l’occurrence à travers une bataille sémantique.
Par la suite, loin de rejoindre les rangs des ultras de
l’Algérie française et l’OAS comme nombre d’officiers de guerre psychologique
–tels que Lacheroy-, Frois préfère se retirer de l’armée dès 1957. Désormais,
c’est auprès du patronat qu’il exerce ses talents. Il se fait la main avec le
Syndicat général de la construction électrique (qui regroupe de grandes
entreprises telles que Alsthom), avant de rejoindre le CNPF (Conseil National
du Patronat Français, ancêtre du Medef[8])
en 1970. Jusqu’où lui doit-on le passage
d’une image pour le moins dégradé du patronat français (1968 n’est pas la
meilleure année pour ce secteur social) à celle d’un « entrepreneur »
pourvoyeur d’emplois et ployant sous les impôts ? C’est difficile à
établir ; lui-même, en bon communicant, s’attribue un rôle central, mais
les effets de l’action psychologique –puisque c’est de cela dont il s’agit-
sont toujours assez complexes à mesurer exactement. Ce qui est certain c’est
que le budget de la communication du syndicat patronal a explosé sous son
impulsion et qu’au début des années 80 l’image du patronat a changé du tout au
tout par rapport au début des années 70. Pour mener cette tâche, il forme un
bataillon d’une soixantaine de communicants, parmi lesquels nombre occupent par
la suite les pages économiques de la presse (telle que Nicole Penicaut, à
Libération puis à l’Obs) et des postes dans les relations publiques[9].
La carrière civile de Frois ne s’arrête pas en si bon chemin.
En 1986, avec l’un de ses poulains de la task force de la communication
patronale, Michel Calzorani, il fonde l’agence de relation publique DGM.
Dorénavant, il s’agit d’offrir ses services directement aux plus grandes
fortunes du pays, Vincent Bolloré en est un des premiers clients. Pour ce qui
nous intéresse, « tout ce que Michel Frois a appris des ressorts de
la propagande psychologique, de l’arme psychologique, dans les milieux
militaires lui a servi à développer la politique de la communication
patronale » résume Bernard Giroux, l’un de ses successeurs à la tête
de la communication du Medef[10].
Il n’aura échappé à personne, du moins à nous qui avons
l’esprit mal tourné et nageons dans les amalgames, que le monde de Macron est
précisément celui-là, un monde naît d’un capitaine de Cavalerie spécialiste en
guerre psychologique.
Paru dans LundiMatin # 193, 27 mai 2019
[1]
Grégoire Chamayou, La société
ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, ed. La Fabrique,
2018, pp.121-125
[2]
Pagan et son groupe ont entre autres vendu leurs expertises à Monsanto (ces
conseillers font alors partie de la compagnie “Stratflor”, dont des milliers de
mails ont été révélés par le hacker Jeremy Hammond en 2011). Aussi, si la
méthode raisonne avec le scandale médiatique récent –sur le fichage réalisé par
Monsanto parmi des journalistes et politiciens français-, ce n’est certainement
pas un hasard.
[3]
Qui, rappelons le, n’a strictement rien à voir avec un débat, selon la
définition qu’en donne l’Etat à travers son organisme chargé d’organiser les
débats publics, d’où l’affaire Jouanno qui aurait dû suffire à ce que les
journalistes refusent d’utiliser le terme gouvernemental de “débat”, voir
Laurent Mauduit, « Gran débat : les secrets d’un hold-up »,
Médiapart, 26 janvier 2019, https://www.mediapart.fr/journal/france/260119/grand-debat-les-secrets-d-un-hold?onglet=full
[4]
Fondée en 1942, elle chapote l’ensemble des informations et propagandes des
Etats-Unis destinées aux différents publics (intérieurs, amis et ennemis). Elle
produit aussi nombre de contenus (informations et fictions) ensuite diffusés au
niveau mondial à travers la radio (Voice of America), le cinéma ou des
journaux. Howard Fast, employé dans les bureaux newyorkais de l’agence, en
décrit une partie de son fonctionnement, voir Howard Fast, Mémoire d’un rouge, Ed. Agone (Trad. Emilie Chaix-Morgiève), 2018
(1990 pour l’original).
[5]
Michel Frois, La révélation de
Casablanca. Mémoires d’un officier de cavalerie atteint par le virus de la
communication, Ed. Atlantica, 1999, p. 45
[6]
Ibid, p.63
[7]
Extrait d’un mémorandum de 1956, rédigé par le capitaine Frois et le commandant
Vaillant, intitulé « directive sur l’information militaire ». Michel
Frois le reproduit dans ses mémoires car il estime que « tous ceux qui
doivent communiquer sur leurs activités civiles ou militaires, politique ou
économiques, sociales ou culturelles » devraient le méditer, ibid., pp.101-102.
[8]
De la même façon qu’il tâchait de se défaire de cette encombrante expression
d’« action psychologique » au sein de l’armée, il milite très tôt
pour que soit abandonné ce désagréable terme de « patron » du Conseil
National du Patronat Français pour lui préférer celui d’entreprise. Son souhait
ne sera exaucé seulement près de trente ans plus tard, avec la fondation du Mouvement des entreprises de France (Medef)
en 1998.
[9]
Voir Aurore Gorius et Michaël Moreau, Les
gourous de la com’. Trente ans de manipulations politiques et économiques,
Ed. La Découverte, 2011.
[10]
Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec. Histoire secrète du patronat, Ed. [électronique] La Découverte, 2009.
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