Note de synthèse sur l'antisémitisme

Avertissement préliminaire en guise de problématique

 

Du fait de son sujet –l’antisémitisme- et la très longue période –plus de vingt siècles- envisagée par le réalisateur, le danger principal que guète son traitement est qu’il mène à une essentialisation de l’antisémitisme et/ou de l’objet de sa haine. L’historien aura donc pour tâche d’offrir des éléments, à la fois factuels et intellectuels, qui permettent d’éviter cet écueil. Du fait des contraintes de temps, cette note se limite à offrir un point de vue éclairé par l’historiographie sur l’Affaire Dreyfus et des réflexions plus éparses sur le renouveau actuel de l’antisémitisme.

 

Fin du XIXème siècle, l’invention d’un antisémitisme politique et racial

 

Si l’Affaire Dreyfus a autant de répercussions et interpellait déjà les contemporains bien au delà de la France, c’est qu’elle a éclaté précisément dans le pays européen où l’émancipation des juifs semblait acquise depuis longtemps, dans le pays des Lumières et de la Révolution qui avait proclamé l’égalité (décret du 28 septembre 1791) et la liberté de culte.

Elle est le symptôme d’un contexte qui nous intéresse au premier plan, puisqu’il s’agit de celui de la naissance de l’antisémitisme contemporain ; en effet, l’affaire surgit dans un terreau bien labouré par des idéologues (journalistes, pamphlétaires, scientifiques et politiques) qui modernisent, inventent et ordonnent les éléments d’un discours plus ou moins cohérent qui excluent les juifs du corps social français. Cependant, le succès de ce discours ne peut s’expliquer sans le fonds du vieil antijudaïsme d’obédience chrétienne si prégnant chez la «fille ainée de l’Eglise ».

 

Drumont, Barrès, Maurras et les autres

 

Le 9 février 1889 se tient à Nancy une réunion de campagne électorale au crie de « Vive Boulanger » et « à bas les Juifs » ; le candidat boulangiste Maurice Barrès (1862-1923) y dénonce « la valetaille, les domestiques de la haute banque sémite qui détiennent la liberté de la France sous le titre d’opportunistes »[1].


Un antisémitisme populaire.


Si Barrès peut soulever l’enthousiasme de son auditoire, c’est qu’il use d’une « formule [déjà] populaire »[2]. Il ne fait en effet que reprendre un thème qui a fait le succès de La France juive d’Edouard Drumont (1844-1917), véritable best-seller paru trois ans plus tôt et dont on ne compte déjà plus les rééditions (dont les ventes sont estimées à plus de 80 000 exemplaires[3]). Gérard Noiriel insiste sur la liaison entre les descriptions du juif qui s’impose dans les grands journaux (qui connaissent alors une formidable expansion) et les faits-divers : « Le juif » est un personnage de fait-divers pour reprendre la formule de l’historien. Autrement dit, il est un produit culturel de masse, qui vend du papier et rapporte des suffrages lors des élections. Drumont, à la fois homme de presse puis député –soit deux fois gagnant sur « l’entreprise du juif »- est reconnu avant tout comme un excellent fait-diversier et son ouvrage est précisément une somme de faits-divers épars qu’il parvient à relier pour donner l’impression d’une mainmise de cet ennemi caché à l’intérieur du corps social français qu’est le juif. Aussi, il convient d’insister sur la concomitance et la liaison entre le nouvel antisémitisme et l’expansion de la presse qui connaît bientôt son heure de gloire (en termes de vente s’entend).

Dans un ouvrage collectif entièrement consacré à « répondre » (« dézinguer » serait le terme adéquat) à l’œuvre de Zeev Sternheel consacrée à l’extrême droite française, les auteurs ont du mal à convaincre sur bien des points, en particulier sur l’antisémitisme français des années 1880-1900[4]. Ainsi Steven Englund peut bien tâcher de relativiser les saillies antisémites durant la campagne de candidats bouleangistes, considérant que Sternheel aurait grossi le phénomène en dirigeant sa focale sur des exceptions car, dit-il, « Étudier l’antisémitisme ne revient pas à accumuler le moindre brin d’antijudaïsme ou la plus infime bribe de discours antijuif, puis à les aligner sans jamais les mettre en perspective, pour en tirer ensuite des conclusions générales »[5]. Certes, mais il est difficile de considérer Barrès comme un simple excentrique et encore plus difficile d’oublier qu’il a bien été élu avec d’autres sur ce « programme ».

Admettons que l’antisémitisme ne soit alors qu’un élément parmi d’autres d’une droite en mutation qui n’a pas encore stabilisée ses thèmes de prédilection. Il n’en demeure pas moins qu’elle teste bel et bien les effets d’un discours antisémite qui s’élabore en cours de route, dont les éléments empruntent tant à l’ancienne judéophobie chrétienne qu’au racialisme contemporain, le tout agglutiné dans un discours à même de convaincre des masses populaires.


Antisémitisme et socialisme.

Mais revenons à la phrase de Barrès cité plus haut. D’une part, il y est dit que la France n’est plus « libre » car elle est sous le jouc de la « banque sémite ». Il s’agit d’un argument qui fait florès dans les rangs socialistes depuis plus d’une vingtaine d’années, qu’il soit « socialiste utopique » avec par exemple Fourrier ou anarchiste avec Proudhon, identifient volontiers le capital –source de toutes les oppressions- au juif[6]. Il convient de rappeler que nous sommes dans une longue période de stagnation économique mondiale, aussi appelée la Grande Dépression (1873-1896).


Antirépublicain

D’autre part, Barrès dénonce le faux-nez politique du juif : les opportunistes. Il se réfère ici aux républicains au pouvoir (l’expression est attribué à Henri Rochefort, ancien communard qui vient grossir les rangs des nationalistes) depuis le début de la décennie. L’association entre républicains et juifs est aussi un thème récurrent, il occupe toute la troisième partie de La France juive, ouvrage dans lequel Drumont explique que Gambetta s’appelle en réalité Gamberlé, c’est un juif[7]. La République est juive et la Révolution de 1789 n’est d’ailleurs qu’un complot ourdi par les juifs puisque « Le seul auquel la Révolution ait profité est le Juif. Tout vient du Juif. Tout revient au Juif »[8].


Antisémitisme catholique

Bien entendue, cette figure fantasmée et omniprésente explique aussi les mesures de laïcisation que cherchent à imposer les républicains qui rencontrent les plus vives résistances de l’Eglise. Lorsqu’il écrit son énorme pamphlet, Drumont est rédacteur en chef au Monde, le journal presque officiel de l’évêché de Paris[9], dans des années 1880 où l’Eglise modernise ses outils de diffusion car « puisque le peuple déserte l'Eglise, il faut aller à lui par le journal» explique un prêtre et directeur de rédaction[10]. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Drumont se soit inspiré de toute une littérature contre-révolutionnaire catholique qui naît au lendemain de la Révolution et traverse tout le XIXème siècle[11]. Ainsi, l’antijudaïsme qui remonte aux Pères de l’Eglise s’est régénéré pour faire du « peuple déicide » une force occulte qui explique tous les bouleversements du siècle. « Partout vous retrouvez le Juif essayant de détruire directement ou indirectement notre religion. » résume Drumont.

Michel Winock date le début de cette vague d’antisémitisme français qui ne refluera qu’au lendemain de l’Affaire Dreyfus à l’écroulement de l’Union Générale en 1882. En effet, rapidement le crash de cette banque catholique est imputé à des malversations des Rothschild, ce qui, sous la plume du directeur de La Croix (qui devient peu après le principal quotidien catholique), est traduit en ces termes : « Les désastres financiers qui viennent de ravager tant de familles nous montrent le Juif tout-puissant du haut de son trône et les sociétés modernes asservies au joug de ce roi sans entrailles. Les Juifs sont les rois de la finance ».


Un racisme scientifique

«Par un phénomène que l’on a constaté cent fois au Moyen Âge et qui s’est affirmé de nouveau au moment du choléra, le Juif paraît jouir vis-à-vis des épidémies d’une immunité particulière, il semble qu’il y ait en lui une sorte de peste permanente qui le garantit de la peste ordinaire »[12]. Ici Drumont aborde un thème d’époque, peut-être la seule nouveauté discursive dans le renouveau de l’antisémitisme qui s’opère alors : le racisme.   

Les historiens attribuent généralement la paternité du terme « antisémitisme » au journaliste allemand Wilhelm Marr avec la publication de son essai Der Sieg des Judenthums über das Germanenthum («La victoire de la judéité sur la germanité ») de 1879[13]. Le mot existait déjà mais c’est effectivement lui qui le propage ou le vulgarise. Le terme a alors une connotation scientifique, « Grâce à ce mot, le dernier des pamphlétaires se glissait dans les habits de l’homme de science » remarque Guillaume Erner[14].

La racialisation du juif s’inscrit dans une plus vaste explication scientifique des êtres humains départagés entre races, depuis au moins la célèbre œuvre d’Arthur de Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines  de 1855), conception fonctionnelle au colonialisme qui connaît alors son heure de gloire. Elle n’est bien sûr pas une lubie exclusivement française, elle est insérée dans une science européenne, qui sera bien plus tard une source importante, avec l’hygiénisme, de l’obsession biologique nazie qui comprend l’histoire du monde comme une lutte à mort entre les races.

L’opération consistant à identifier les juifs, afin de les extraire du corps national, est probablement une spécificité de l’antisémitisme qui le distingue des autres racismes. En effet, il faut considérer les racismes qui nous intéressent comme des créations d’hommes blancs européens, de sorte qu’ils ne rencontrent pas de difficultés particulières pour identifier (et exclure ou rendre inférieurs) noirs, arabes et asiatiques. En revanche, il est moins aisé d’identifier les juifs, ce qui explique cette obsession scientifique pour découvrir des traits spécifiques. Cette particularité –la difficulté de distinguer le juif de soi (blanc)- engendre bien des paranoïas, puisque le juif a la possibilité de se fondre dans le corps national (tout aussi racialisé), et ainsi le détruire ou l’abâtardir. Dans ce sens, l’antisémitisme s’inscrit dans l’histoire de l’ennemi intérieur, identifié à une race ou à une idéologie et souvent une combinaison des deux (le fameux juif-bolchevik).


Un solide opportunisme

« Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité »[15]. L’opportunisme auquel se réfère Charles Maurras est certes « électoral » mais il est aussi doctrinaire, l’antisémitisme est le ciment qui unit les contraires, ouvriers et patrons, anticapitalistes et capitalistes. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que ce « socialisme des imbéciles » (selon l’heureuse formule d’August Bebel) ait rencontré de puissants soutiens parmi les élites économiques conservatrices : l’antisémitisme offrait un parfait dérivatif à la colère populaire, aiguisée par les crises du capitalisme, dont ils seraient sinon le principal objet. Il substitut à la lutte des classes une unité nationale contre un bouc-émissaire toujours disponible.

 

Le discours antisémite, souvent ordurier et toujours insane, des Drumont, Barrès ou Maurras peut rencontrer tant de succès politique car il réactive et exprime un sentiment populaire directement issu d’une culture chrétienne pétrie de préjugés contre le « peuple déicide » d’une part et, de l’autre, de stéréotypes anticapitalistes qui associent le capital au juif. Autrement dit, l’antisémitisme moderne ne fonctionne que parce qu’il repose sur un substrat culturel d’origine principalement chrétienne et, dans une moindre mesure, socialiste. L’antisémitisme fin de siècle ne renouvelle d’ailleurs qu’assez peu les topiques attachés au juif, il s’agit moins d’innovations discursives –sauf l’aspect biologique qui ne prendra son essor qu’un peu plus tard- qu’un changement d’objectif, désormais politique. Sa modernité consiste surtout en un déplacement de lieu d’émission, passant de la chaire du prédicateur à la tribune du politicien. Il ne faudrait pas pour autant conclure que l’antisémitisme soit secondaire, qu’il ne serait qu’un aspect populiste ou publicitaire dans la pensé de ces nationalistes, il en est le liant et le pivot sur lequel des idées contradictoires ou des subtilités maurassiennes s’articulent. 



L’Affaire


Les idées de droite antirépublicaines que nous avons tâché de résumer rencontrent un certain succès populaire mais elles séduisent surtout parmi différentes élites, dont les militaires où les aristocrates sont surreprésentés. Néanmoins, l’Armée est aussi l’une des institutions républicaines où les juifs peuvent faire carrière. Elle est ainsi à la fois un bastion de conservateurs –souvent royalistes- dont les idées se conjuguent avec l’antisémitisme et un lieu d’ascension ou de reconnaissance sociale pour les « nouvelles classes » auxquelles est associée une bonne partie des juifs français. Il n’est donc pas difficile d’imaginer les tensions internes, ainsi que les préjugés de la plupart des officiers contre leurs collègues juifs –environ 300 officiers en 1892[16]-, d’autant que cette suspicion est largement attisée par une partie de la presse : Edouard Drumont, encore lui, qui, depuis son journal fondé en 1892, La Libre Parole, n’a de cesse de traquer les « juifs dans l’Armée ». Pas étonnant que ce soit ce journal, tirant alors à 200 000 exemplaires, qui titre le 1er novembre 1894 : « Haute trahison. Arrestation de l'officier juif A. Dreyfus.».

Il n’y a cependant pas encore véritablement d’« Affaire Dreyfus » car il n’y a personne pour défendre la vérité sur la place publique. Il y a un procès à huis clos mené par un Conseil  de guerre qui viole les procédures judiciaires et condamne Dreyfus à la perpétuité avec des faux. Suite à quoi, il est déchu de l’Armée et envoyé au bagne en février 1895.

La droite nationaliste triomphe, ses thèses antisémites sont confirmées, la trahison de Dreyfus en est la preuve vivante. Aux élections législatives suivantes, Drumont est élu dans une circonscription d’Alger et peut présider le groupe parlementaire antisémite composé d’une trentaine de députés en 1898[17].

Mais le contrecoup s’organise bientôt sous l’impulsion des proches du capitaine déchu qui se trouvent un porte-voix dans le polémiste Bernard Lazare. Suite à son enquête, ce libertaire non seulement s’engage dans la cause dreyfusarde, il revendique aussi ses origines juives pour mieux porter le combat sur le terrain politique, contre l’antisémitisme. Les gauches, jusqu’alors indifférentes ou mêmes proches des antisémites, se retournent progressivement pour rejoindre les dreyfusards. Lorsque le procès du véritable espion, Ferdinand Esterhazy, à l’origine de la « preuve » qui avait fait condamné Dreyfus débouche sur un acquittement le 11 janvier 1898, l’opinion publique est déjà bien partagée. Mais elle se divise durablement deux jours plus tard, avec la publication du célèbre article de Zola dans l’Aurore. En accusant nommément les officiers qui ont comploté contre Dreyfus, l’écrivain obtient d’être poursuivi par la justice civile devant une Cours d’assises, la tribune dont avait besoin les dreyfusards. Grâce à quoi, ils parviennent à une révision du procès d’Alfred Dreyfus, qui est gracié puis réhabilité en 1906.

 

Entre l’accusation et le procès expéditif de 1894 et la réhabilitation douze ans plus tard, durant lesquelles le capitaine Dreyfus est emprisonné, l’empoignade intellectuelle et politique divise la France (sous l’œil du reste de l’Europe), une fracture durable qui, sous des reconfigurations très diverses, traverse le XXème siècle.

L’Affaire a durablement éloigné les gauches de l’antisémitisme qui s’est passablement discrédité et reste cantonné, un temps durant, à l’extrême-droite. Cette dernière se repli dans le monarchisme de l’Action française (fondée en 1905) dans l’attente de jours meilleurs. Quant à la droite républicaine, elle délaisse l’antisémitisme pour ne professer qu’un nationalisme bon teint. Les dreyfusards ont pu construire un corpus de valeurs qui offraient les contours d’un idéal de régime démocratique. La bataille a tissé des liens entre socialistes et humanistes, une union qui permet la victoire du « bloc des gauches » (1902). Les dreyfusards ont aussi intégré des formes de vigilance et d’action, dont la Ligue des Droits de l’Homme (fondée en 1898) et la figure de l’intellectuel engagé, qui ont longtemps fonctionné comme modèles.

Surtout, il convient de remarquer que cette grande vague d’antisémitisme qui, avec ses ressacs et ses reflux temporaires, a duré une vingtaine d’années (1882-1905) s’est accompagnée d’autres racismes et stigmatisations (sans même évoquer le colonialisme) dans les débats publics, touchant en particulier les étrangers. Ceux-ci sont obligés, à partir d’un décret de 1888 confirmé par une loi de 1893, de s’enregistrer dans leurs communes de résidence; l’enregistrement –et donc le dénombrement- de ces personnes participe à les constituer comme un « problème » qui, dès lors, réapparait périodiquement. Par ailleurs, le massacre des Italiens d’Aigues-Mortes en 1893[18], véritable pogrom, illustre bien les tensions sociales et xénophobes qui se sont installées dans le pays, autours de la question nationale. Enfin, ce long débat sur l’origine des gens n’est certainement pas étranger à la première législation sur les « nomades » (loi du 16 juillet 1912), visant en réalité les tsiganes, qui les oblige à porter un carnet anthropométrique auparavant réservé aux seuls condamnés[19]. Ainsi, si l’on peut juger que la France est sortie de L’Affaire par le haut, elle n’en a pas moins banalisé entre temps des thèmes incandescents porteurs de xénophobie.

Pour finir, s’il était besoin, l’Affaire a aussi confirmé l’indifférence la plus totale de la part des antisémites pour la vérité. Ainsi du traitre de l’Armée française Esterhazy qui, depuis son exil en Angleterre dans les années 1900, s’est reconverti dans le journalisme, publiant ses articles dans … la Libre Parole. Ainsi de Charles Maurras qui quarante ans plus tard, commentant sa condamnation pour collaborationnisme, lance cette célèbre et étrange phrase : « c’est la revanche de Dreyfus ». Ne voulait-il pas ainsi dire que la vérité n’est qu’une question de point de vue de vainqueurs et de vaincus ?

 

Excursus sur l’antisémitisme racial –Le marranisme, une essentialisation du juif au XVIIème siècle


En 1933, l’historien né allemand et réfugié à Jérusalem, Yitzhak F. Baer remarquait « En Espagne et au Portugal, la question marrane a engendré une littérature antisémite identique, jusque dans le détail, à la littérature moderne sur le sujet ».[20], il faisait ainsi le lien entre la persécution des marranes à la fin du moyen-âge et l’antisémitisme biologique sévissant alors dans son pays d’origine. En effet, si la persécution, la conversion forcée ou l’expulsion des juifs peuvent aisément entrer dans le registre d’un antijudaïsme chrétien assez banal (les royaumes d’Angleterre et de France n’avaient pas fait autre chose), il n’en va pas de même des mesures qui constituent la limpieza de sangre (le « le lavage du sang » ou le « statut du sang ») qui s’impose dans toute la péninsule ibérique à la fin XVème siècle. En persécutant les nouveaux convertis et en exigeant des enquêtes généalogiques aux postulants à certains postes, puis en leur interdisant l’accès à l’université puis aux collèges, les rois très catholiques ont abandonné le champ du religieux pour entrer dans celui de la race. Le juif est Juif quelque soit sa foi. Bien entendu, parmi les marranes, se sont retrouvés les attitudes les plus diverses, depuis la conversion la plus sincère jusqu’à celle de convenance en passant pas différentes formes de doubles allégeances religieuses. La persécution des nouveaux convertis les a obligé à se cacher plus encore, ce qui a donné lieu à une culture souterraine –et une religion particulière, reconnue ni par le rabbinat ni par l’Eglise-, dont les traces ou les survivances ont étonnamment été retrouvé dans le Sertao du nord-est brésilien par l’anthropologue Nathan Wachtel.

 

L’antisémitisme, une persécution parmi d’autres


S’il est tout à fait légitime et nécessaire de centrer une étude sur la persécution des juifs dans différents contextes, il serait fâcheux de comprendre ces persécutions comme exclusivement contre les juifs. En effet, nous pouvons constater que les politiques de persécution touchent souvent d’autres minorités soit dans le même temps, soit en alternance. Il en va ainsi au XIVème siècle, où l’on observe des persécutions qui touchent à la fois les lépreux, les sorcières et les juifs[21]; au XIXème siècle la naissance de l’antisémitisme moderne s’accompagne de xénophobie à l’encontre des travailleurs émigrés belges, puis italiens[22]; et il n’est probablement pas nécessaire de rappeler que les nazis s’en sont aussi pris aux tsiganes entre autres minorités. Sans prétendre ériger une règle de l’histoire, ces faits semblent suggérer que la haine des juifs accompagne (ou alterne) avec celles d’autres minorités durant des périodes plus ou moins longues durant lesquelles l’identité dominante se cherche des ennemis intérieurs ou des bouc-émissaires. Il n’est pas inutile de rappeler ce lien entre les minorités car, d’une part, il est souvent fait par les persécuteurs (ainsi le juif honni du moyen-âge sera suspecté de rites qui s’apparentent à ceux que l’on attribue aussi aux sorcières ; le juif détesté dans la France du XIXème siècle sera volontiers associé à l’ennemi héréditaire prussien). D’autre part, les persécutés ont des attitudes qui peuvent différer, du tout au tout, avec les autres minorités, depuis la solidarité aux tentatives de différenciation. L’avantage d’une telle approche qui ne singularise pas totalement le phénomène antisémite est qu’elle permet de chercher chez les persécuteurs le problème, et non pas chez les persécutés. Dans cette conception, si les juifs sont persécutés avec une telle récurrence ce n’est pas à cause d’une particularité mais tout bonnement parce qu’ils constituent une minorité disponible et convocable à l’envie. En somme, cette approche éloigne toute possibilité d’essentialisation.


            Renouveau de l’antisémitisme 


-       Transformation de l’islam dans le monde musulman


Le déroulement du procès d’Abdelkader Merah, le frère de l’assassin de Toulouse, a montré une famille pour qui l’antisémitisme est une évidence, un lieu commun, un trait culturel partagé. Cet enracinement laisse entrevoir une culture antisémite bien plus élargie que ce que l’on pouvait craindre. Dans la cours de récréation du collège parisien des années 1990, on écoutait couramment des expressions qui ne semblaient pas devoir prêter à conséquence, telle que « allez ! fais pas ton feuj » comme survivance du vieux stéréotype du juif radin. Il semblerait que ces expressions apparemment anodines aient suivi deux courants, divergeant du tout au tout, dans la société française. D’une part, une intolérance croissante envers tout type d’expression publique d’antisémitisme et, d’autre part, une sous-culture dans laquelle ce même antisémitisme prospère et se naturalise. Si cette « sous-culture » doit nécessairement être associée à des stigmatisations sociales évidentes à l’encontre des populations non-blanches de la France contemporaine, elle est aussi, et peut-être surtout, indissociable d’un certain islam rigoriste –le wahhabisme- qui a profondément bousculé le monde musulman et dont sont issus les principales branches du djihadisme actuel.

Pour bonne part, l’antisémitisme le plus virulent rencontre son terreau le plus fertile non plus dans le christianisme mais dans l’islamisme. Néanmoins, cette haine repose sur plusieurs strates religieuses et politiques que nous pouvons distinguer.

L’empire ottoman a pendant une très longue période (du XVème jusqu’à la fin du XIXème siècle) organisé la société (ou les sociétés) en statuts relativement favorables (en comparaison au monde chrétien) aux minorités, offrant un refuge pour de nombreux juifs. Cette tolérance ne veut pas pour autant dire que les discriminations y furent absentes, loin de là. Ici comme ailleurs, les crises se manifestent souvent pas des flambées de violence contre les minorités. Les juifs sont assez malmenés dans la culture populaire, où la figure du juif est attachée à la veulerie, la duplicité et l’appât du gain.

Le long dépècement de l’empire par les puissances européennes en expansion (principalement la Grande Bretagne et la France) à travers le système des capitulations apporte son lot de ressentiments contre les minorités qui apparaissent dès lors comme des agents de l’étranger, qui plus est socialement favorisés. On ne saurait trop insister sur les ravages que provoquèrent à long terme ces différenciations par les statuts. Un bon exemple se trouve dans l’Algérie colonisée, avec le décret Crémieu (1870) qui octroie aux juifs –pour la plupart présents depuis la fin du XVème siècle- la citoyenneté française, les distinguant ainsi des musulmans régis par le régime de l’indigénat. Près d’un siècle plus tard, lors de l’indépendance, les juifs seront assimilés à des Français et, par conséquent, très enclins ou forcés à s’en aller avec les colons européens. Il n’est pas impossible que ce « colon juif » d’Algérie entre en consonance plus ou moins consciente avec une autre histoire très différente, celle de la question palestinienne qui joue bientôt un rôle central dans la reconfiguration de l’antisémitisme pour donner corps à l’une de ses facettes actuelles.

Entre temps, la fulgurante expansion du wahhabisme, alimenté par l’argent du pétrole saoudien dès les années 1940 et surtout à partir des années 1970, a bouleversé les rapports de force à l’intérieur de l’Islam. Autrefois très minoritaire parmi les grands courants du sunnisme, le wahhabisme est en mesure de s’imposer, en offrant en même temps que des infrastructures sociales –ou des armes- dans les pays aux Etats défaillants une lecture ultra rigoriste du Coran. C’est au nom de cette même lecture que l’enfant terrible de l’Arabie Saoudite, Al Qaida, se rebelle contre la famille régnante. La duplicité de cette dernière saute aux yeux lorsqu’elle accepte, durant la première guerre du Golfe (1991), que des militaires américains (y compris des femmes !) se promènent sur la terre sacrée (c’est-à-dire exempte d’infidèle) saoudienne. Si dans les sociétés où l’islam participe de la culture dominante un fonds d’antisémitisme a probablement été une constante, cette tendance s’accentue avec la lecture rigoriste du wahhabisme. Or, Al Qaida (et ses suites) ne propose pas une remise en cause théologique mais une plus grande cohérence politique avec cette lecture. De ce point de vue, le djihadisme ajoute seulement des formes de violence au wahhabisme qui ouvrent le champ libre aux actions macabres de ses affidés.

Par ailleurs, l’Iran, pour des raisons probablement stratégiques, se présente bientôt comme le cheval blanc de la lutte contre Israël (rhétorique visant à se distinguer des autres puissances régionales –saoudienne ou égyptienne-, dont on dénoncera les compromissions). Ainsi, l’Iran devient un autre foyer d’islam politique, cette fois chiite, qui développe un virulent antisémitisme allègrement confondu avec l’antisionisme.

 

-       Instrumentalisation de l’antisémitisme par le sionisme

Il ne faudrait pas minorer non plus les effets des abus discursifs de dirigeants israéliens enclins à associer systématiquement les Palestiniens, voire l’ensemble du monde arabe, aux nazis. Par exemple, la figure du grand mufti de Jérusalem, effectivement très proche des nazis, est systématiquement mise en avant, oubliant ainsi que la grande majorité des arabes ayant pris part à la Seconde Guerre Mondiale l’ont fait dans les rangs des Alliés (souvent en tant que troupes des forces coloniales) –Netanyahou allant jusqu’à affirmer que la solution finale serait le projet du mufti Amin al-Husseini et non de Hitler. Probablement, cet abus alimente le puissant véhicule d’antisémitisme qu’est le négationnisme, sous la logique mécanique de « si ceci est faux ou un abus, alors pourquoi le reste ne le serait pas ? ». Le grossissement des liens, bien documentés, entre nazis et arabes (le pogrom à Bagdad de juin 1941 ou, plus tard, le refuge de nazis dans l’Egypte nassérienne par exemples) permet des amalgames qui sont, par la suite, facilement démontés et servent de porte-pied à des abus inverses, en particulier le négationnisme. L’instrumentalisation de la mémoire du génocide provoque ainsi des retours de bâton antisémites.

Des juifs antisémites ? L’instrumentalisation de l’antisémitisme par le sionisme (sous l’opération devenue classique d’associer toute critique de la politique d’Israël à de l’antisémitisme) a passablement brouillé les pistes. Cet état de grande confusion atteint l’un de ses acmés à travers la figure du « juif se détestant » que les militants pro-israéliens ont dû convoquer pour expliquer des critiques de différents ordres et intensités professés par des juifs contre Israël ou partie de ses politiques. Cette rhétorique, certes condamnable, est néanmoins le signe d’un net recul de l’antisémitisme, puisqu’elle repose sur l’opprobre morale et l’ostracisme  médiatique qui pèsent sur les propagateurs de ce racisme. En somme, l’opération fonctionne car le soupçon d’antisémitisme est devenu un stigmate impossible à porter sur la scène publique –ce qui montre une nette évolution en une trentaine d’années. Néanmoins, nous pouvons aussi observer l’essoufflement de cette rhétorique par au moins deux types de réaction. D’une part, une partie des intellectuels ainsi mis en cause se sont insurgés contre l’infamant qualificatif d’antisémitisme; d’autre part, une partie de la population y reste totalement hermétique, pour elle ces attaques infondées ne sont que des confirmations et des arguments qui alimentent son antisémitisme, bien réel celui-là.


Mais, bien sûr, le négationnisme n’a pas attendu les déclarations outrancières de dirigeants israéliens pour construire sa rhétorique dont le seul objectif est la réhabilitation de l’antisémitisme sur la scène publique.

-       Négationnisme

Il y aurait un grand tort à minorer le phénomène négationniste qui est un puissant véhicule du renouveau de l’antisémitisme, dont il réactive tous les mythes traditionnels (la puissance de l’ombre du juif menteur, contrôle des médias etc.). Par ailleurs, il convient de ne pas trop se féliciter des dispositifs de loi visant à condamner les expressions d’antisémitisme –dont le négationnisme- dans la sphère publique. En effet, si l’extrême droite a certes poli son discours pour ne pas être condamné (judiciairement et parfois socialement), lui offrant une respectabilité de façade dont il n’est pas certain qu’elle n’éclate pas à la moindre crise ou prise de pouvoir. Par ailleurs, les législateurs français, à vouloir déterminer ce qui est dicible sur l’histoire, ont ouvert une boite de Pandore d’où nous ne pouvons qu’observer les nouveaux monstres sortir. Ainsi, il n’est pas inutile de souligner qu’il y a peu les législateurs polonais ont utilisé de cette même logique, et se sont octroyés les mêmes droits, pour, cette fois, promouvoir un négationnisme et interdire l’écriture de l’histoire contrastée de la Pologne des années 30 et 40. Ainsi les meilleures intentions du monde aboutissent à des effets exactement inverses de ceux recherchés.

Enfin, sans entrer dans une histoire du négationnisme[23], je souhaite souligner qu’il s’agit avant tout –ou du moins initialement- d’un phénomène médiatique, alimenté par les principaux journaux mainstream, et non pas des brochures insignifiantes –son milieu naturel, pour ainsi dire. Il n’est que rappeler que Robert Faurisson a systématiquement été présenté dans la presque totalité des médias comme « l’universitaire Faurisson ». Depuis sa première apparition dans un périodique de grand tirage (Le Nouvel Observateur, 9-15 avril 1979) jusqu’à aujourd’hui, il n’est pas un journal pour préciser, dans le titre, qu’il est spécialiste en littérature moderne (ce qui, on en conviendra, n’en faisait pas le mieux à même pour analyser des documents qui n’ont rien de littéraires). En près de quarante ans, pas un journal pour titrer «le docteur en Lettres modernes Faurisson analyse la Shoa», en revanche Libération.fr peut benoîtement lui octroyer le titre d’historien dans l’un de ses chapô : « Robert Faurisson, historien condamné à plusieurs reprises pour négationnisme » (2 avril 2007).

Ce n’est pas sans rappeler la manière dont un siècle plus tôt l’ouvrage de Drumont fut présentée dans la grande presse (Le Figaro, puis les autres), non pas comme une insanité scientifique –qui n’aurait pas mérité une note- mais comme un objet polémique sur lequel il conviendrait de se former une opinion. L’antisémitisme, puis le négationnisme, s’alimente précisément de cette « polémique », peu lui chaut que la recension soit bonne ou mauvaise, il lui faut seulement exister sur le papier pour occuper les esprits.

 

Antisémitisme et christianisme (actuel)

Pour revenir sur l’idée d’un antisémitisme dans l’Antiquité. Sous réserve d’un approfondissement, le monothéisme agaçait les lettrés gréco-romains (seule source dont nous disposons) qui y voyaient un fanatisme. Avant inventaire et du point de vue d’un historien du contemporain, je tiens à préciser mon sentiment sur une histoire linéaire de l’antisémitisme qui puiserait ses racines dans l’Antiquité. Il me semble que la démarche accréditerait dangereusement la thèse d’une singularité radicale du peuple juif. D’autre part, pour un historien, faire un lien direct entre la Diaspora provoquée par Titus et un peuple juif contemporain a aussi peu de sens que de considérer les Français comme des descendants des Gaulois.

En revanche, l’ascension du christianisme, et son rapport plus que tendu avec le « peuple déicide », apporte sans conteste le terreau sur lequel se développe puis se naturalise l’antisémitisme dans l’ensemble du monde chrétien. Le thème des juifs assassins du Christ est une constante depuis les Pères de l’Eglise jusqu’à sa condamnation par Vatican II dans les années 1960, et n’est pas moins présent chez les différentes scissions du christianisme.

Jean-Paul II, que l’on ne soupçonnera pas d’antisémitisme, avait encore pu en 1986, lors de la rencontre sans précédent entre un Pape et le Grand Rabin de Rome, désigné les Juifs comme les « frères aînés » des chrétiens. Anodine sinon élogieuse pour le profane, la désignation révélait un tout autre sens dans les Ecritures (Epitre aux Romains) : c’est ainsi que sont désignés les juifs par Saint Paul pour les placer dans un état de subordination aux chrétiens, voire d’esclavage (dans la référence que Saint Paul emprunte à l’Ancien Testament). Pour l’historien Carlo Ginzburg qui commentait l’événement et relevait la malheureuse expression, il ne s’agissait nullement de dénoncer un antisémitisme supposé de Karol Wojtyla mais de montrer que les bonnes intentions de celui-ci étaient dépassées par des facteurs qui déterminaient sa conduite au-delà de sa propre volonté : « Dans le moment même où il tente de tourner la page, les vieux textes le rattrapent »[24]. Le lapsus révélait une longue tradition anti-judaïque de l’Eglise, bien ancrée dans ses livres sacrés, qui se manifestait en dépit de la volonté de réconciliation du Pape. Les efforts de l’Eglise catholique pour se défaire de son antisémitisme multiséculaire sont certains mais il est encore difficile d’en mesurer les effets.

 

On peut aussi noter qu’une partie des protestants nord-américains qui se déclarent, pour des raisons théologiques, de fervents sionistes ont pour le moins une piètre opinion du judaïsme. En effet, selon leur vision eschatologique, les juifs doivent retrouver la terre qui leur a été offerte par Dieu pour que survienne l’Apocalypse puis le royaume de Dieu sur terre. Or, dans cette histoire, les juifs ne sont pas seulement instrumentalisés pour accomplir les desseins du dieu chrétien, ils sont encore sauvés par la suite en reconnaissant la vraie foi –c’est-à-dire en abandonnant enfin le judaïsme pour reconnaître le Christ comme le sauveur. Il ne s’agit pas d’une petite secte d’illuminés qui professe cette théologie dégradante pour les juifs mais bien l’un des courants pentecôtistes des plus influents à l’intérieur du puissant courant néo-conservateur étatsunien[25]. Nous pourrions les qualifier de sionistes antisémites.


Alain Soral et les nouvelles hybridations de l’extrême droite

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Enzo Traverso[26] semblait convaincant lorsqu’il constatait la presque disparition de l’antisémitisme de l’Europe occidentale. Il prenait pour exemple l’affaire DSK, réunissant à peu près tous les préjugés attachés au juif par l’antisémitisme classique, qui n’a pratiquement suscité aucune attaque de ce type, sauf résiduel. Mais ce constat rassurant sur 2011 n’est certainement pas définitif, il se pourrait bien qu’il faille le réviser pour bonne part quelques années plus tard. Il convient certainement d’éviter de grossir cette manifestation de janvier 2014, où pour la première fois depuis des dizaines d’années, on a pu entendre à Paris « Juif ! Juif ! la France n’est pas ta France » dans un « jour de colère » réunissant des militants blancs d’extrême droite et des jeunes de quartiers populaires visiblement d’origine africaine et arabe[27]. Mais il faut bien placer cette manifestation dans une prolongation d’une frange des « manifs pour tous » qui a mobilisé le catholicisme traditionnaliste, et comme une manifestation à visage découvert d’un mouvement bien plus important et souterrain sur Internet qui fait le succès d’un site comme Egalité et Réconciliation. Précisément, le mouvement d’Alain Soral pourrait bien présager l’avenir de l’antisémitisme. Il s’agit d’une hybridation qui aurait paru tout à fait incongru seulement quelques années auparavant, entre vieille extrême droite et nouvel antisémitisme, dont les manifestations publiques principales sont le négationnisme et l’antisionisme. Elle séduit à la fois une jeunesse d’extrême droite révolutionnaire, qui a une vieille tradition en France, et une jeunesse noire et arabe jusqu’alors peu encline à adhérer à un discours nationaliste. En quelque sorte, elle parvient à renouveler l’opération des nationalistes français de la fin XIXème siècle qui ont réuni des pôles contradictoires. Or, de nouveau, le liant qui permet de faire tenir toutes les contradictions n’est autre que l’antisémitisme.

L’émergence d’un Soral n’est cependant pas compréhensible hors d’un contexte qui se caractérise par un vaste déplacement de l’échiquier politique vers la droite, avec des ministères de l’Identité Nationale, un « problème de l’immigration » en fond sonore et un autre « du voile » récurrent. On pourrait penser que cela ne concerne ni les juifs, ni l’antisémitisme. Ce serait oublier que les vagues antisémites en France ont toujours succédé ou accompagné les stigmatisations ou exclusions d’autres catégories d’habitant. Pour Traverso, le pays serait passé de l’antisémitisme à l’islamophobie (qui partagent d’ailleurs, presque mot à mot, les attributs en changeant de cible). Peut-être, mais cela ne doit pas oblitérer qu’une bonne part de l’antisémitisme actuel est musulman et, surtout, que la haine des musulmans peut parfaitement se combiner ou être de nouveau remplacé avec celle des juifs. Les droites extrêmes et/ou conservatrices de l’Europe centrale et de l’Est ne contredisent pas cette dernière remarque, combinant une violente rhétorique islamophobe sans renoncer pour autant au vieil antisémitisme (d’ailleurs sans plus d’objet visible depuis la destruction presque intégrale des juifs de cette partie de l’Europe).



Antisémitisme sans juif

Si l’antisémitisme a largement déserté les grands partis d’extrême droite d’Europe occidentale (comme condition de leur respectabilité ou par le jeu de curieuses alliances), il connaît un vif renouveau précisément dans les pays où les juifs ont pratiquement été exterminés. En Lituanie, en Pologne ou en Grèce, il ne subsiste pas même les vestiges des grands centres de culture juive qui ont rayonné pendant des siècles, intégralement détruits par les nazis allemands et leurs alliés locaux. C’est pourtant bien dans ces pays que l’on voit des partis néo-nazis sortir du confinement dans lequel ils sont habituellement cantonnés. Cet antisémitisme sans juif ne devrait pourtant pas nous surprendre, il est à la fois l’achèvement du fantasme, devenu fantasmagorique, et une modernisation de la figure du juif. Cette modernisation n’est autre que la mondialisation qui éloigne les causes des détresses sociales : tel l’employé débauché qui voudrait demander des comptes à son patron et découvre que celui-ci s’est dilué dans une multinationale dont aucun responsable n’est identifiable, le juif n’a plus besoin de corps pour être le responsable des maux dont souffre la société, violemment attaquée du reste par la « crise » (du moins dans le cas grec).

 

Pour terminer sur le contexte français

On ne peut que s’étonner de la fascination d’une partie des élites française pour les auteurs les plus violemment antisémites de leur panthéon littéraire. Il convient de rappeler que la récente polémique sur la volonté de Gallimard d’éditer les textes les plus ignobles de Céline, fait suite à l’entrée de Drieu La Rochelle dans la plus prestigieuse collection de l’édition française, La Pléiade, en 2012. Et comment comprendre la curieuse initiative –avortée suite à de vives protestations- de vouloir organiser des commémorations officielles pour les cent cinquante ans de la naissance de Charles Maurras ? Assistons-nous à la vengeance des antidreyfusards ?

 

Jérémy Rubenstein

Mars 2018, pour Zadig Production



[1] Le Courrier de l’Est, 21 février 1889 cité par Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Ed. Armand Colin, 1972, p. 233.

[2] Maurice Barrès, L’Appel au soldat, p.465, cité par Z. Sternheel, op.cit., p. 237.

[3] Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007, [Epub]

[4] Serge Berstein et Michel Winock (dirs), Fascisme français ? La controverse, CNRS Editions, 2014, [Epub]. Nous n’avons pas besoin ici d’entrer sur le débat principal qui les occupe, à savoir l’existence d’un fascisme original français (débat dont on peut d’ailleurs douter de l’intérêt si on admet qu’entre idées et pratiques, toutes deux intéressantes à étudier en soi, il y a toujours une distance, de sorte que si idées françaises et pratiques italiennes ne se rejoignent pas intégralement, il n’y a strictement rien d’étonnant et ça n’invalide ni les études des unes ni celles des autres).

[5] Steven Englund, « Antisémitisme, boulangisme et nationalisme fin de siècle : l’impasse Zeev Sternhell », in ibid.

[6] Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, La Découverte, 2011.

[7] Gérard Noiriel, op.cit..

[8] Eduard Drumont, cité par Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Ed. Seuil, 2014, [Epub].

[9] G. Noiriel, op.cit..

[10] Père Bailly, cité par G. Noiriel, ibid..

[11] M. Winock, op.cit..

[12] Edouard Drumont cité par M.Winock, Ibid..

[13] Walter Laqueur, L’antisémitisme dans tous ses états, Ed. Markus Haller, 2010, p.41.

[14] Guillaume Erner, Expliquer l'antisémitisme. Le bouc émissaire : autopsie d'un modèle explicatif, Ed. PUF, 2005, p. 24.

[15] Charles Maurras, L’Action française, 28 mars 1911, cité Winock, op.cit..

[16] Vincent Duclert, L’affaire Dreyfus, La Découverte, 2006, [Epub]

[17] Laurent Joly, « Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2007/3 (n° 54-3).

[18] Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 2010.

[19] Gérard Noiriel, Immigration, antisémtisme…op.cit.

[20] Cité par Nathan Wachtel, La foi du souvenir. Labyrinthes marranes, Seuil, 2001.

[21] Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Gallimard, 1992.

[22] Gerard Noiriel, op.cit. 

[23] Pour cela lire l’excellent Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Ed. du Seuil, 2000.

[24] Carlo GINZBURG, « Un lapsus du pape Wojtila », dans C. GINZBURG, A distance, neuf essais sur le point de vu en Histoire, Paris, Ed. Gallimard, 2001 [1998], 248 pages, p.184.

[25] Celia Belin, Jésus est juif en Amérique. Droite évangélique et lobbies chrétiens pro Israël, Fayard, 2011

[26] Enzo Traverso, La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, La Découverte, 2016 [Epub].

[27] Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite. « Jour de colère », Fayard, 2015, [Epub].

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