La corruption, un prisme apolitique

En 1997, un ambassadeur des Etats-Unis en poste en Equateur dénonçait la “corruption” du gouvernement local alors dirigé par le fantasque M. Abdalá Bucaram. En Equateur, nous fûmes tous émerveillés par la grande lucidité de son Excellence mais, il faut le dire, un peu surpris par cette subite prise de conscience puisque la “corruption” nous la vivions déjà dans le gouvernement précédent, et le précédent, et le précédent sans qu’aucun ambassadeur étatsunien ne s’en aperçoive. Il faut croire que cet ambassadeur-là était d’une exceptionnelle clairvoyance. Quelques semaines plus tard, le gouvernement honni était renversé et Adbalá s’amusait à narguer les Equatoriens avec ses millions volés depuis son exil doré au Panama. M. Abdalá fut remplacé par un autre président, que nous ne jugeâmes pas moins corrompu et les élections suivantes amenèrent d’autres ou les mêmes corrompus, sans que Monsieur l’ambassadeur ne s’émeuve de nouveau. Oui, il y a de mauvaises langues pour suggérer que le renversement d’Abdalá Bucaram et la subite crise de lucidité de l’Ambassadeur avait quelques liens.

Une vingtaine d’années plus tard, l’Amérique latine a connu de nombreux gouvernements qui ont redonné du sérieux à l’idée qu’on peut se faire de la politique, non plus seulement une scène lointaine et souvent grotesque mais aussi une arène où s’affrontent des conceptions du monde différentes avec des conséquences bien concrètes pour chacun. Quelques soient les bilans à tirer de gouvernements aussi différents que ceux d’Hugo Chávez au Venezuela, du PT au Brésil ou des Kirchner en Argentine (ou d'autres), il est certain que tous ont réactivé au moins temporairement l’idée selon laquelle la politique est à même de peser sur les destins des pays –une idée qui était loin d’aller de soi dans les années 90. Pourtant, à lire les journaux locaux ou internationaux ou à écouter les commentateurs européens, l’impression se dégage que les expériences des années 2000 ont été assez vaines et, quoiqu’il en soit, toutes échouées dans une seule et même corruption.

La corruption serait donc la seule donnée importante, par où tout commence et tout finit en Amérique latine. Le général Tapioca est renversé, le général Alcazar revient au pouvoir, l’un et l’autre ne changent rien, puisqu’ils sont également corrompus. Tout est en ordre s’il l’on peut dire. Sauf que concevoir l’ensemble des politiques publiques à travers la seule corruption est non seulement une réduction si sauvage que plus rien ne se distingue, c’est aussi une conception apolitique qui efface les véritables antagonismes. La corruption est moins une notion politique que morale, si bien que s’astreindre à juger des gouvernements sous ce seul prisme c’est renoncer à saisir les différences politiques –et en définitive les effacer.

Mais, pour commencer, à l’instar de tous les commentaires horrifiés faisons semblant que la corruption soit le problème central. Puisqu’il s’agit d’une question morale, il faut donc la juger d’un point de vue qui le soit, moral. Or, qui donc pourrait effectuer un tel jugement ? Le Brésil nous donne une réponse : un parlement corrompu qui destitue (juge, donc) une présidente pour une affaire qui n’est, précisément, pas de corruption. Mais, au delà de ce cas un peu bizarre, imaginons que ce soit la pure et chaste Communauté Européenne qui s’inquiète de la corruption dans le monde en général, et en Amérique latine en particulier. Son représentant trouverait une formule pas trop insultante mais qui exprime bien la légitime préoccupation que suscite la corruption des gouvernements latino-américains. Son représentant ? Oui, imaginons Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, dire combien la corruption latino-américaine inquiète la Communauté Européenne. Juncker n’est pas corrompu, sans quoi une juridiction quelconque l’aurait probablement empêché d’être ministre des Finances durant 20 ans (oui, 20 ans) et Premier ministre durant (seulement) 19 ans du Luxembourg. Que le Luxembourg se soit converti durant le temps de son mandat en un des principaux trous noirs par lesquels s’échappent les impôts dus à pratiquement tous les Etats européens n’est donc pas une question de corruption. Mais, pour autant ce grand artisan de l’évasion fiscale est-il est moralement légitime à condamner la corruption ?


Il n’existe pas d’instance politique à même de condamner la corruption. Pour commencer des bilans sur les politiques menés par les différents gouvernements progressistes des années 2000 et leurs éventuels renversements, la corruption est certainement le prisme le moins pertinent. Reste à faire des analyses plus laborieuses et complexes qui tâchent de rendre un peu compte de réalités à la fois très contrastés et porteuses de quelques espoirs.


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