Assassinat d’une matonne progressiste






























Aujourd’hui le rouge à lèvre lui mange toute la bouche jusqu’au nez, le crayon noir salit le contour de ses yeux; avec ses cheveux noirs en bataille, elle a l’aire d’une sorcière. Je la préférais hier, elle était terriblement belle en Princesse Noire. C’est comme ça avec elle, tu ne sais jamais à quoi t’attendre. C’est gênant pour les monologues que je prépare, dans lesquels je la convaincs de ma responsabilité, je parle toujours à une autre. Si j’arrivais à lui dire tout ce que je prépare, elle en verrait de la cohérence. A chaque fois, je me retrouve à bafouiller quelque chose d’autre; embarqué sur des terrains plus glissants, je dégringole allègrement et, le temps de m’en apercevoir, je suis recalé, condamné à préparer la prochaine session. C’est ma psy, c’est une salope. (Jeunesse Exquise)


Dans la nouvelle Jeunesse exquise écrite il y a une quinzaine d’années, je racontais des évènements marquants de la fin de mon adolescence. J’y décrivais entre autres mon enfermement en hôpital psychiatrique, dans un pavillon dirigée par Elsa Cayat (ci-dessus décrite mais non nommée). Cette femme est morte l’année passée, assassinée par les frères Kouachi dans la rédaction de Charlie Hebdo. Les assassins avaient annoncé qu’ils ne tueraient pas de femme, mais ils changèrent d’avis à la vue d’une juive. Une juive ce n’est pas une femme, c’est une juive. Ainsi, le machisme islamique est sauf, les valeureux guerriers pourront bénéficier des cents vierges du paradis des djihadistes.


Après sa mort, quelques portraits et notices nécrologiques ont été publiés sur le net. J’ai ainsi appris des faits épars de sa biographie : une femme engagée, une brillante carrière, une famille aimante et un rire dévastateur. J’ai essayé de me l’imaginer hors de l’HP dans lequel elle me maintenait enfermé dans une chambre crasseuse. Assise à la table de restaurants à la mode, déployant de fines analyses agrémentées d’une spiritualité pétillante durant les diners. Amusante et pertinente, à son aise dans des endroits trop raffinés pour n’être que branchés. Commentaire assassin sur la dernière pièce de théâtre, renversement du thème occupant le débat public par une discrète incise, grand esclaffement qui affirme la liberté. Voilà la Dr. Cayat dans toute sa splendeur, sa réussite dans un monde dont elle a tôt fait de saisir les supercheries pour mieux les moquer.

J’ai ainsi appris que lorsqu’elle me détenait sous son pouvoir au début des années 90, elle était l’une des plus jeunes psy du pays, peut-être la plus prometteuse de sa génération. Lorsqu’elle décidait que moi, jeune de 17 ans, devait rester interné dans un pavillon peuplé de vieux tout cabossés, elle faisait un choix audacieux. Les traces de gerbe séchée sur ma fenêtre, le satyre sénile qui se branlait sans cesse, la bossue hennissante et sa cousine mimant une chate qui feule, tout cela était le fruit d’une intrépide décision lacanienne, un pari intellectuel intéressant dans une carrière commençante  (« lacanien » veut ici dire que l’adolescent que j’étais devait réagir –« rebondir » dirait-on chez Pôle Emploi- positivement –« positiver » disait-on chez Carrefour- face à la tristesse empoisonnante du pavillon).

Une fois libérée de son obligation de médecin dans les services hospitaliers publics, elle a ouvert son cabinet privé à Paris, dans le XVIème. Elle écrivait des chroniques dans le torchon qu’était devenu Charlie Hebdo, elle a aussi à son actif quelques essais dont les titres évoquent le rayon du « Développement Personnel » et elle recevait des patients fortunés, de supposés célébrités des arts et de la culture, lit-on ici ou là.
Je me suis toujours demandé comment pouvait-on payer pour passer un moment devant une personne silencieuse qui vous observe d’un regard qui oscille entre la commisération et l’ennui. Quoiqu’il en soit, la Dr. Cayat parvenait à recevoir de l’argent pour ça, et pas qu’un peu. Dans ces affaires, facturer est l’essentiel, le reste ce sont des histoires.

La dernière fois que je l’ai vue, c’était dans son énorme cabinet, élégamment désordonné comme il sied bien à une intellectuelle au-dessus des vicissitudes de la vie matérielle. C’était une époque où je revenais vivre en France, après plusieurs années nomades en Amérique latine. Et comme je fais partie des dernières générations du service militaire obligatoire, je craignais qu’on m’arrête et m’envoie dans une caserne. J’ai pensé qu’un diplôme officiel de démence me permettrait d’y échapper, et qui mieux qu’elle était en mesure de me le délivrer ? J’ai donc cherché son nom dans l’annuaire et pris rendez-vous.
Elle me reçut après une jeune fille qui semblait avoir bien des soucis mais pas celui d’argent. J’expliquais à la Dr. Cayat ce que j’attendais d’elle, le certificat de cinoque pour qu’il ne vienne à personne l’idée de me placer une mitraillette entre les mains. Elle le rédigea et me le remit immédiatement.

Après, elle me demanda comment ça allait dans la vie. Je répondais que tout allait de travers, que le fait d’avoir été enfermé comme cinglé si jeune m’avait empêché d’établir dans quelle mesure j’étais vraiment dingue. Il me fut impossible de rien construire sur cette incertitude. Travails et relations se fissuraient et s’échouaient sur cette question lancinante et insoluble.
Je n’étais pas sincère avec elle, en réalité j’étais plutôt en forme et j'avais des projets enthousiasmants. Je ressentais, il est vrai, une vague haine pour tous ceux qui avaient participé à mon enfermement et aux maltraitances inhérentes à l’HP. Mais je lui répondais ainsi car je souhaitais qu’elle se sente responsable d’avoir bousillé la vie d’une jeune personne. Elle ne dit rien, comme elle ne disait rien lorsqu’elle me tenait prisonnier dix ans auparavant. Elle montra seulement un peu d’ennui, je suppose qu’elle s’attendait à que je lui raconte des choses moins attendues, plus intéressantes ou intrigantes, des aventures dans des pays exotiques ou une vie sexuelle exubérante. Je n’avais rien de tel à lui raconter.

La réunion terminée, elle me demanda si je paierais par chèque, Carte Bleu ou en liquide. Je lui ai dit que je n’avais pas d’argent, ni carte, ni chèque car j’étais interdit bancaire et je n’avais même pas de Sécurité Sociale puisque je venais d’arriver au pays. Cette fois, son visage s’est transformé, passant de l’indifférence à une furieuse indignation en un instant. Presque en criant, elle demandait comment j’osais me présenter dans son cabinet sans rien prévoir pour payer. Est-ce que, par hasard, j’allais à l’épicerie sans argent ?

Un peu surpris, je maîtrisais mon sourire et lui suggérais d’appeler les flics, qu’elle me dénonce comme voleur mais qu’elle ne compte pas que je la paye : j’étais sans argent. En finissant ma phrase, j’ai senti un rire m’échapper et se déployer très franchement. Son énervement était trop drôle, son indignation : comment était-il concevable qu’on lui fasse perdre son temps ? On ne respectait donc pas son travail ? Avec mon rire, elle se ressaisit, comprenant immédiatement que je me moquais d’elle. Elle reprit le contrôle de son visage agacé et elle me renvoya avec des mots glacés. Je riais à nouveau dans l’ascenseur et allumais une clope jouissive une fois dans la rue.

J’étais parvenu à la faire sortir de ses gonds et le goût de la vengeance était savoureux. De plus, je l’avais épinglée sur le fric ce qui, pour moi, équivalait à mettre à nue sa bassesse, j’ai toujours méprisé la vénalité. Mais l’instant avait été trop bref. Ce n’était pas cher payé pour les mois de souffrance qu’elle m’avait fait subir. Alors je me promettais d’y revenir, une fois que je saurais comment la toucher plus profondément. J’ai appris à être patient –bien obligé- pour régler mes comptes.

Plusieurs années sont passées et quand je reçus un doctorat en histoire avec tous les honneurs dans une salle de la Sorbonne, je pensais que je recevais aussi la légitimité pour m’attaquer à ces autres docteurs que sont les psychiatres, et à une en particulier : Elsa Cayat. Peu modeste de caractère, j’ambitionnais rien moins qu’un jugement historique de cette pourriture d’institution psychiatrique en même temps qu’un jugement moral de cette fière Dr Cayat. Je voulais la voir râler au milieu des décombres de toutes ses croyances, anéantie par son fourvoiement et celui, séculaire, de la psychiatrie.

Je laissais cette vengeance froide grandir au chaud d’un recoin de mes multiples projets plus ou moins tordus, dont certains aboutissent d’autres non. Puis, l’année passée, je commençais à écrire un roman (« autofiction » dit-on), dont une partie revenait sur l’épisode de mes 17 ans. Il n’est pas encore fini mais déjà j’ai rêvé que ce livre la toucherait, elle, Elsa Cayat. Elle serait blessée de se voir décrite en chef matonne, usant de son pouvoir sur les corps et les esprits de prisonniers sans défense. Banal rouage d’une institution du mal qui broie les déviants; cupide entrepreneuse dans l’industrie du mal-être des riches. Elle souffrirait d’être ce qu’elle a choisi d’être, de la même façon qu’elle tourmenta le jeune que je fus pour être comme il était.

Mais des abrutis à la recherche de vierges dans le paradis des abrutis ont volé ma vengeance. Ils ne l’ont pas atteinte pour avoir été la matonne qu’elle fut, avec la violence et le sadisme qui caractérisent tous les matons ; ils l’ont tuée pour être une juive dans un journal supposément progressiste. Ils ne l’ont pas touchée avec des mots, ils l’ont flingué avec des balles. La mort laisse les mots suspendus ; en l’air, ils perdent leur signification, ils ne servent plus à rien. Les mots n’affectent pas les morts. La docteur Cayat ancienne cheftaine raffinée de mon HP est morte dans un bain de sang que je ne parviens pas à concevoir, qui dépasse la morbidité de mon imagination. Ma vengeance volée semble désormais mesquine, insignifiante, réduite à la petite rancœur d’un égocentrique, tandis que s’écrit l’hagiographie de la seule femme massacrée ce jour-là, pour être juive, intellectuelle et progressiste.

Jérémy Rubenstein






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