L’hôpital perché

Photo de SubCoop



Tout au fond du jardin, il y a un bâtiment à l’abandon, désolé, en ruines comme tant d’autres ici. Après lui, se dresse le mur d’enceinte derrière lequel s’étend la ville, où le temps cesse d’être figé. De l’autre côté, il y a le mouvement, celui des voitures et des passants, des feux rouges et des camions. Le regard traverse l’avenue et tombe sur la façade criarde d’une station-service jaune et, ironiquement, celle d’un immeuble abandonné, à moitié construit, comme si la ville cherchait à copier la désolation de l’hôpital. 

Ici, un terrain de foot. Ses lampadaires rouillés ne déparent avec les arbres nus des alentours, ils se dressent inutilement pour finir sur des projecteurs absents, telles des feuilles mortes. Comme s’ils avaient été installés pour camper éternellement en automne.


Service Pénitentiaire Fédéral. Unité 20

Les pavillons se succèdent, crasseux et mal entretenus. Certaines fissures semblent sur le point de s’ouvrir tout grand pour laisser se déverser la tristesse accumulée dans leurs bâtiments. Par contraste, le pénitencier semble neuf. En fait, il est seulement mieux entretenu, récemment ravalé et peint en blanc. Mais son aspect relativement plus moderne ne parvient pas à cacher sa lugubre fonction. De temps à autre, surgit un homme en arme sur le parapet du mur d’enceinte qui sépare le pénitencier du reste de l’hôpital. Il va d’un mirador à un autre. Il menace par sa seule présence, comme le bâtiment en soi, stratégiquement situé au centre du complexe hospitalier tel un avertissement.
Les fenêtres des cellules sont de simples ouvertures rectangulaires munies de barreaux. Les murs sont épais et les ouvertures petites, peut-être y a t-il des yeux à l’affut derrière ? Trop sombre pour les voir, je les imagine, inquiets et avides de lumière. Tout autour d’une fenêtre, il y a les traces d’un incendie récent. J’apprends qu’il a tué deux patients la semaine passée.

Un minibus des “Services des Transferts” se gare devant la porte du pénitencier. Le chauffeur reste à sa place, tandis que l’on entend des portes qui s’ouvrent et se ferment. Par dessous l’auto, on distingue deux paires de tennis usés jusqu’à la corde qui avancent encadrés par les bottes des gardiens. Ils entrent en silence, la porte se referme. 

Vanina raconte : « Un jour, on est venu avec l’Atelier photo, nous voulions faire des prises du pénitencier, comme ça, un travail. Deux policiers sont apparus sur le mirador et nous ont menacé avec les fusils. Comme ça, en silence, ils nous ont seulement visé. On est parti. »


Atelier de photographie du Front des Artistes du Borda

Face à la prison, derrière la cafeteria, il y a un petit hangar qui sert de local au Front des Artistes du Borda. Comme il se doit, l’édifice n’a pas reçu d’entretien depuis bien longtemps. Mais des graffitis et des peintures murales luttent contre la résignation ambiante. A l’intérieur, l’activité donne le vertige après le lourd silence qui pèse sur les allées de l’hôpital. Il y a une petite vingtaine de personnes de tous les âges qui discutent ici et là. Ils regardent les nouveaux venus avec intérêt, tout le monde se saluent, se présentent. Et les discussions reprennent. Une fille demande l’attention et invite tous à s’asseoir. Un bonhomme est déjà assis, la tête reposant sur la table dans un profond sommeil. Il ne changera pas de position durant tout le temps de l’atelier. On me racontera par la suite que, seulement quelques semaines auparavant, il débordait d’énergie, « il est acrobate et jongleur, nous avons essayé de le prendre en photo, mais il était dur à suivre ». Seulement, « il a reçu un nouveau traitement », alors il dort.
Ici, il n’y a pas de blouses blanches qui distingueraient les thérapeutes des patients. Mais les internés sont facilement repérables par leurs vêtements dépareillés et jamais ajustés – par le fait d’une mesquinerie du destin, qui veut que les donateurs n’aient jamais la même taille que leurs bénéficiaires.
Un costume noir, un sourire figé et les bras levés dans un salut qui rappelle, sans équivoque possible, Juan Domingo Perón, Christian prend la pose. Il regarde un public imaginaire derrière l’appareil photo qui cliquette. Puis il décide d’étendre son salut populiste avec le doigt majeur fermement levé. Un vrai candidat en pleine campagne électorale. Le sourire faux jeton à souhait, Christian nous convainc de son rôle. Le thème de l’atelier tourne aujourd'hui sur l’opposition entre « ce que vous êtes et ce que vous avez rêvé d’être ». Soit une photo dans une attitude quotidienne, une autre en costume de l’être qui aurait pu être. Christian s’est rêvé en candidat bling-bling et corrompu, en fidèle image de la politique. Pablo se prend au jeu et l’interpelle : « Hé ! Député ! Combien tu payes ? Je te vote, mais combien tu payes ? ». Puis il s’étouffe dans un rire.


Hebert est l’animateur de l’émission Momento Boliviano de la Radio Colifata. Il mesure près d’un mettre soixante, avec une besace andine en bandoulière et un sac à dos remplis, il semble porter toute sa maison avec lui –c’est d’ailleurs bien le cas, pour éviter les fréquents vols dans l’hôpital. Une cigarette de marque Parisienne calé sur le front grâce à sa casquette renversé, il énonce des vérités d’une voix fluette : « Pour moi, la radio doit se faire en Air. Je discute avec les Forces de l’Air. Mais il nous faut encore aménager le terrain pour les parachutistes. Sinon, ils restent accrochés aux branches des arbres. »


Le réchaud

Court-circuit au moment de faire chauffer l’eau du maté. Sergio et Lito se mettent à réparer le réchaud électrique. Visiblement Sergio s’y connaît et arrange le câble en quelque instant. Il a des gestes lents –un peu comme si le rythme ambiant lui serait étranger, il évolue dans un monde parallèle –mais précis. Il va chercher un tournevis et son acolyte, Lito, en profite pour prendre rapidement les choses en main. Il coupe le câble réparé. Lorsque Sergio revient, il reprend les morceaux. Loin de s’énerver, il explique à Lito qu’il a bien fait de le découper, parce que le câble n’était pas adapté –pour une raison qui m’échappe. Puis il se remet à bricoler tandis que Lito nettoie derrière lui les miettes électriques. Enfin, le réchaud est prêt. Mais, par peur d’une décharge, Lito garde sa distance au moment où Sergio le branche à nouveau. Puis, il s’approche et jubile lorsque apparaît la rougeur électrique du réchaud.


Le centre culturel

Le bâtiment tranche avec le reste de l’hôpital. Il évoque plus un café de San Telmo –quartier “bohème” en pleine gentrification­- qu’un pavillon d’HP. Ici, ce sont surtout des étudiants et des artistes qui s’occupent à diverses tâches en vue d’une exposition qui doit avoir lieu dans une dizaine de jours. . L’un des artistes explique le succès prévisible de l’évènement par un virus marketing –la venue annoncée de bouche à oreille de Banksy.

La présence des artistes, jeunes et sympathiques, attire quelques internés qui les écoutent sans sembler les comprendre. L’inverse est vrai, et lorsque l’un des internés parle, les artistes l’écoutent, ennuyés de ne rien saisir. La conversation impossible finit par trouver un semblant de cohérence, lorsque l’interné réclame de la marijuana. Le thème semble rapprocher tout le monde, des questions fusent sur l’addiction, sur les doses de médocs prescrites ici, les effets des neuroleptiques et leurs différences avec d’autres drogues. Mais l’interné insiste, il veut juste un joint.

Jérémy Rubenstein, Buenos Aires, hiver 2010

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