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L’ironie était admise si elle passait pour du cynisme ; elle était en revanche fermement déconseillée si on y décelait de l’humour
C’était l’époque de l’étrange passage du divan au “Mur”, aussi appelé
curieusement “Réseaux Sociaux” – dont la fonction semblait pourtant
d’acter la mort clinique de la société. Ainsi, ils abandonnaient en
masse leurs discrètes analyses pour clamer publiquement leurs névroses
grandes et petites. Des Pages spécialisées apparaissaient, telle Ma
Chère Névrose Point Com, où se déversaient des torrents d’égos plus ou
moins malmenés par les parents, le travail, le couple ou des bizarreries
moins communes. Peu après, il ne manqua pas d’apparaître une critique
de ce nouvel engouement, pour son caractère “individualiste” et
“commercial”, appelant à une “union de toutes les névroses solidaires”,
ce qui dériva en la création d’ONG de “névroses à but non-lucratives”
d’une part et, de l’autre, en la formation des communautés radicalisées
voulant abolir la névrose.
La lutte contre ces dernières fit connaître au grand-public les
Services Freudiens de la Répression des Sains, dont l’efficacité pour
dénicher les bien-portants convainquit tout un chacun d’entretenir sa
névrose avec une frénésie renouvelée.
...
Dos Santos suivait consciencieusement le mouvement, alimentant chaque
jour son Mur d’une partie de son “intimité” – le terme avait totalement
changé de sens par rapport à l’époque précédente dans laquelle il avait
grandi – : une plaisanterie, une lecture, une photo attestant de sa
bonne santé, car le MUR exigeait à la fois d’y dédier une bonne partie
de son temps et de prouver sans cesse d’une vie hors du MUR (d’où
l’obligation de se montrer à la plage, dans des parcs, des montagnes,
des cocktails ou dans n’importe quelle situation de préférence
agréable), ainsi que quelques phrases réflexives – et si possible
dépressives – témoignant de sa sincérité sur le MUR, sans oublier les
commentaires sur ceux des autres démontrant son intérêt pour les autres.
Au fait des pratiques de la SFRS, il ne manquait pas de se masturber de
temps à autre devant des Pages de pornographie, afin que le Service
puisse disposer de quelques prises embarrassantes, obtenues grâce à la
caméra fixée d’office sur tous les appareils. Ces images, dont
raffolaient les agents du Service Freudien qui se les partageaient en
Interne souvent accompagnées de plaisanteries graveleuses, constituaient
un efficace moyen de pression occulte sur la population. Quiconque
dépassant le degré admis de révolte, avait la certitude de voir fuiter
son image, les yeux révulsés, la langue pendante, ou avec une
quelconque de ces expressions faciales si agréables chez un partenaire
de coït mais tout à fait inconvenantes – voire monstrueuses – en public.
Pour bien faire comprendre ce nouveau pouvoir, le Service avait
entrepris une opération de communication qui avait marqué les esprits.
Il avait choisi de nombreuses célébrités, dont il avait divulgué des
photos plus que suggestives sur leurs pratiques sexuelles, surtout les
plus bizarres. Le public s’était bien entendu rué sur ces clichés
montrant des actrices célèbres, de préférence incarnant publiquement une
troublante pudeur sinon l’ancienne Vertu, voire directement la
virginité, s’exciter en jouant les débauchées pour leurs amants. Puis,
chacun avait compris être tout aussi vulnérable que les étoiles ainsi
amochées. Dos Santos, lui, avait compris que de ne pas laisser prise à
cette vulnérabilité le désignait comme suspect.
...
Le degré admis de révolte avait longtemps fonctionné de manière
informelle, avant de devenir le DAR. Lors de son institutionnalisation,
juristes et politistes débâtirent sans fin. Les beaux esprits
affichèrent un refus de principe, les réalistes arguèrent que comme il
existait, il convenait qu’il fut formalisé afin “d’exercer un contrôle
démocratique” sur cette institution jusqu’alors occulte, enfin les
conservateurs nièrent qu’il ait jamais existé si bien qu’ils
s’opposèrent à la création d’une institution sans objet – les plus
sincères d’entre eux expliquèrent que son exposition publique affectait
grandement son efficacité.
Curieusement, les philosophes, quant à eux, centrèrent le débat sur
le degré en question, et tâchèrent d’en définir l’idéal, alors qu’on
attendait bien plus les juristes sur ce terrain technique. Dans ce
contexte où tous les intellectuels s’étaient exprimés sur le sujet, les
criminologues avaient eu toutes les peines du monde à faire valoir leurs
expertises. Le public s’était demandé si ce débat marquait la fin de la
criminologie ou, tout au contraire, si celle-ci avait gagné l’ensemble
des sciences humaines. Puis, comme il se doit, le débat avait laissé
place à d’autres sujets, et les policiers mutés au tout nouveau DAR
avaient défini leur champ de compétence, à travers une série de
circulaires à usage interne.
...
Avec le sport, les élections constituaient le principal
divertissement de la population. Elles étaient organisées périodiquement
selon un rituel immuable, et offraient immanquablement à un public
avide une série de coups tordus, abondamment commentés par les
connaisseurs. Les candidats rivalisaient de poses absurdes, et seuls les
aigris n’applaudissaient pas aux galipettes les plus osées.
Probablement pour impressionner par leur savoir, un groupe d’économistes
avait chiffré, à la virgule près, les sommes astronomiques dilapidées
lors du rituel électoral. La plupart estimèrent utile de réduire
drastiquement les dépenses, et les plus extrémistes d’entre eux
voulurent directement abolir les élections. Mais les trouble-fêtes
furent vite contestés dans une belle unanimité. De gauche à droite, on
entendit de belles phrases historiques, telle que “la démocratie n’a pas
de prix” et d’autres, plus inspirées, se référant à d’illustres aïeux,
dont personne ne se souvenait mais que tout le monde glorifia. Ce fut
“un beau moment de démocratie” avait-on conclut. Et on s’en souvenait
encore avec orgueil.
Les rituels sportifs et électoraux étaient organisés par la même
commission, qui était de temps à autre éclaboussée par des scandales de
corruption. Ces affaires constituaient certainement la partie la
plus divertissante du divertissement, aussi ne songea t-on jamais à y
mettre fin. Une velléité en ce sens avait bien surgi, une fois que pas
un seul commissionnaire ne pouvait ne serait-ce que paraître n’être pas
impliqué jusqu’au cou. Mais un habile éditorialiste expliqua que sans
les affaires, décidément la vie publique ne serait plus ce
qu’elle était ; il démontra avec brio que le scandale était le sel de la
démocratie, sans lequel elle dépérirait d’ennui. Et les choses
restèrent en l’état, et le public put frissonner sans entrave aux
scandales suivants.
...
Sous la double influence des reality show et de la Nationale
des Jeux, les naissances devinrent l’objet de paris toujours plus
sophistiqués. À la naissance d’un enfant, des millions de parieurs
cochaient des cases représentant les options de son avenir. “Orientation
sexuelle”, “orientation politique”, “métier” étaient les trois
principaux items, et ce tiercé offrait déjà un généreux pécule à qui
avait bien deviné. Pour réaliser les meilleurs choix, toute l’attention
se portait sur les parents, dont les historiques fournissaient d’utiles
indications pour former une projection du fils. Les bookmakers vendaient
des informations plus ou moins fiables sur ces parents. Le traumatisme
d’une mère ou la violence d’un père pouvait être cotisé à des fortunes
par les parieurs s’ils estimaient que le tuyau pouvait se révéler
déterminant sur l’éducation de l’enfant ou la vie du futur adulte. En
tout état de cause, à 25 ans, les jeux étaient fait : la Nationale des
Jeux payait les éventuels gagnants et empochaient définitivement le
reste.
...
Dos Pasos ne saisissait pas quel pouvait être le lien entre la
monstruosité manifeste de son époque et son extrême douceur comparée à
la violence des précédentes. Sans cesse, les arrêtes tranchantes du
monde semblaient émoussées par un voile cotonneux qui le protégeait et,
dans le même temps, le dissuadait d’entreprendre un changement.
Changement, dont il n’avait pas le début d’une idée de ce qu’il pourrait
être mais dont la nécessité se faisait si urgente que la panique le
saisissait parfois.
La panique n’était certainement pas la méthode et, en y
réfléchissant, ne convenait qu’à l’adversaire. Était-elle introduite par
lui ? La pensé paranoïaque avait cela d’angoissant qu’elle ne
connaissait aucune limite, elle minait ainsi jusqu’à la moindre
particule de son être, dont il pouvait douter qu’elle fut sienne. Sur
quoi reposer si ce fondement apparent pouvait fort bien être une chimère
introduite par des corps malveillants ? La paranoïa était certainement
entretenue par ceux-là même contre qui il voulait s’opposer. Elle était
un poison redoutable dont il cherchait le remède. Pour cela, il
abandonna l’idée d’un fondement qui serait sien, pour supposer que
celui-ci ne serait qu’un ensemble d’ajouts disparates, un conglomérat de
souvenirs, d’affects, sentiments et autres données multiples, dont
aucune ne serait entièrement sienne. Ainsi traversé par des corps
étrangers, ou plutôt intégralement constitué par eux, il ne lui restait
qu’à les utiliser en fonction de ses objectifs, dont il importait
désormais peu qu’ils fussent siens. Il était d’ailleurs loin d’imaginer
quels pourraient être ces objectifs, si ce n’est qu’ils n’avaient
pratiquement rien à voir avec la vie qu’il menait ou qui le menait.
...
Rencontrer une personne hors des “Réseaux Sociaux” était devenu
pratiquement impossible. Les Réseaux en question s’étaient spécialisés
si bien qu’il fallait rencontrer des partenaires dans des espaces qui
définissaient par avance la nature de la relation. Les techniciens
avaient certes conscience du peu d’attrait d’une telle relation sans
surprise, mais aucune solution technique n’avait été trouvée (sauf la
brève expérience d’un algorithme définissant lui-même les personnes
devant se rencontrer. Mais le caractère obligatoire de la rencontre –
sans lequel il eut fallu reconnaître une erreur inadmissible de
l’algorithme – avait provoqué une résistance passive des sujets qui
s’étaient massivement trouvés des excuses pour éviter la rencontre. Ou,
du moins, attribua t-on à cette expérience une explosion du nombre
d’Arrêts de Résautage, fournis par les médecins habilités, qui survient
la même semaine de sa mise en oeuvre. En somme, en dehors des plus
technophiles, tout le monde avait trouvé une excuse pour poser son
lapin. Les spécialistes, au départ un peu perdus au milieu de tant de
lapins, avaient conclu que les sujets devaient garder la sensation de
choisir leurs partenaires, si bien que l’algorithme avait été
discrètement retiré).
A défaut d’une solution technique, une armada de communicants s’était
échinée à créer une équivalence entre les “Réseaux” et les anciens
cafés, les vieilles places et autres lieux archaïques de rencontres.
Mais la campagne “C Le Même Moderne” n’avait eu qu’un effet marginal, et
tout un chacun rêvait encore de rencontres inopinées et insensées hors
de l’Écran. Cela restait bien sûr à l’état de rêve, étant entendu que
personne ne quittait l’Écran pour autant. D’ailleurs, ceux qui s’y
essayaient se rendaient vite compte qu’ils n’avaient aucune pratique
dans ce domaine du “réel”, sans compter qu’émettre un mot dans cet
espace-là était considéré, sinon comme un harcèlement, au moins
franchement déplacé.
...
Plus qu’un agent zélé, Jocelyn était brillant. Il avait obtenu sa
mutation au sein du DAR, grâce à un ambitieux rapport qui, sans aucun
doute, prenait les devants sur son temps. Il y expliquait que la
focalisation sur les groupes religieux radicalisés ou de politiques plus
ou moins révolutionnaires, était une perte de temps et de ressources
pour le Service. Il suffit, pour saisir la clairvoyance de Jocelyn, de
rappeler que la coalition judéo-coranique-pentecôtiste n’en était qu’à
ses balbutiements, à peine perceptible dans les collusions peu
dissimulées entre les agents des Services Secrets “occidentaux” et les
Sectes-Poseuses-de-Bombe “orientales” (l’époque insistait sur cette
distinction entre orient/occident pour des raisons dont nous avons perdu
la trace) ; bien loin encore du jour où l’héritière des dynasties
Deng-Shah d’Iran-Bush prit la tête de la Coalition. Jocelyn avait déjà
compris que le danger proviendrait de l’imperceptible glissement de pans
entiers de la population vers la lucidité. Il avait utilisé le système
permettant de cartographier les informations réellement disponibles dans
les cerveaux – qui montraient déjà des signes alarmants de résistance à
la pollution publicitaire qui avait permis, un siècle durant, de
contenir les consciences, grâce au célèbre programme “BrainContainment”
–, pour établir une courbe de dangerosité de la population dont, et
c’est là toute l’ingéniosité de son apport, il ressortait un agent-type.
Il suffisait donc d’identifier cet agent, qui servirait à des
expérimentations valables pour le restant de la population. Malin,
Jocelyn avait rendu son rapport sans nommer l’agent-clef, dont il se
réservait la primeur. Impressionnés, ses chefs, et les dirigeants de
ceux-ci, lui avaient octroyé le poste idoine au sein du DAR, et
attendirent qu’il dévoile le nom.
Plus malin, Jocelyn garda l’information mais commença son travail, en
agissant sur l’agent-type, resté anonyme dans tous les rapports le
concernant. Ainsi, Jocelyn détenait en exclusivité l’avenir du Service
entre ses mains, ce qui ne manqua pas de se traduire par une fulgurante
carrière.
...
Se lever était toujours un effort, une violence contre la volonté. Le
réveil n’aidait pas, l’agent-type en avait changé des dizaines de fois,
rien n’y faisait ; radio, musique, bip-bip plus ou moins rageurs, le
problème restait le même : le réveil. Au matin, les voix radiophoniques
étaient grinçantes, faussement joyeuses, souvent imbéciles, toujours
cassantes ; il semblait que les journalistes s’occupant de matinales
avaient tous atteint un inquiétant degré de cocaïnomanie qui rendait
leur audition assez confuse, accidentée. Quant aux invités, sensés
mettre en valeur le journaliste vedette, ils étaient rarement à la
hauteur, ce qui expliquait peut-être la toxicomanie frénétique des
journalistes qui devaient tout faire sur leurs plateaux.
Quand l’agent-type en avait eu assez de ce brouhaha, il s’était
décidé pour la musique. Peine perdue, ou bien celle-ci était agréable et
le renvoyait aussitôt dans ses rêves, et la fonction du réveil s’en
voyait dangereusement subvertie, ou bien la stridence de la musique
choisie uniquement pour se lever lui fichait une telle frousse qu’il
perdait un bon quart d’heure à s’en remettre, le coeur battant et
incapable du moindre geste. Il s’était donc rabattu sur le désagréable
bip-bip, qui lui offrait une perspective déprimante sur la journée à
venir, mais ne travestissait pas sa fonction.
...
La Commission Urbanistique avait invité les dealers à participer à la
gestion de l’aménagement de la Ville, pour répondre à un problème
d’attractivité concurrentielle. En effet, la Commission s’était rendue à
l’évidence : elle était bien parvenue à éradiquer les aspérités
urbaines, réduisant considérablement les décibels de la cité diurne, et
rendant directement incongru le moindre tapage nocturne, mais ce
résultat s’était obtenu au détriment de ce que les commissionnaires
appelaient “les aspects festifs de la ville”. Or ceux-ci étaient
porteurs de retombées économiques si importantes que la Ville se voyait
privée de l’une de ses principales ressources financières. Les villes
concurrentes avaient d’ailleurs largement profité du fourvoiement pour
offrir à qui mieux-mieux des nuits dansantes à la belle étoile, des
torrents d’alcool à prix réduit, toutes sortes de drogues et des
services sexuels en tous genres, ou des combinaisons de l’ensemble de
ces ingrédients. La Commission avait donc planché pour récupérer le
terrain perdu ou, tout au moins, tâcher de réduire la saignée. Elle
s’était naturellement adressée aux dealers, à la fois comme à des
experts et à des agents de la mise en oeuvre des réformes nécessaires.
La plupart avait accepté l’offre et s’étaient attelés à
l’organisation de la “zone libérée” (celle-ci avait été ainsi baptisée
par une inadvertance de l’Administration qui suggérait ainsi que le
reste de la ville était réprimée, ou pour le moins occupée. Elle avait
bien tâché de réparer la bévue en changeant le nom par “zone festive”,
la fête étant considéré comme plus bruyante et moins consensuelle que la
liberté, mais le mal était fait et l’appellation resta – son
implication sur le reste de la ville n’étant, par ailleurs, un secret
pour personne).
Les dealers avaient pris les choses en main, et très rapidement la
zone avait trouvé une cohérence de supermarché, avec sa répartition par
rayons, chaque rue proposant un produit déterminé, avec ses marques et
ses sous-marques.
Néanmoins, une petite partie des dealers avait refusé de participer
au projet de la Ville, voulant continuer leur commerce sans se soumettre
aux standards de qualité exigés. Au terme d’une lutte, dans laquelle
aucune des parties ne montra beaucoup d’acharnement, les “rebelles”
gardèrent quelques zones marginales ce qui, tout bien réfléchi, offrait
encore plus d’avantages que le plan initial, cela le perfectionnait en
quelque sorte. En effet, ainsi, les zones du territoire entreprises se
partageaient entres saves et hardcores, selon la répartition des produits ; dans la partie save,
la cherté des drogues était compensée par l’insouciance d’une soirée
sans risque, tandis que les produits vendus dans les zones hardcores
offraient une solution définitive à bien des problèmes humains et, dans
le même temps, accélérait la déliquescence nécessaire de la zone avant
sa récupération. Entre temps, les plus délurés des zones saves pouvaient aisément se procurer quelques frissons en visitant les hards, tandis que de temps à autre un débrouillard de la zone hard parvenait à se frayer un chemin pour entrevoir la save. Ce chassé-croisé était entièrement au bénéfice de la Ville : les accidents survenant aux uns dans le hard étaient goulûment médiatisés, renforçant ainsi la séparation, tandis que les débrouillards étaient les seuls à même de fournir des témoignages élogieux sur la save, ses habitués étant par trop blasés.
...
Avec le temps, la division entre save et hard s’était
estompée ; la seconde catégorie ayant peu à peu perdu son caractère
subversif, toutes deux s’étaient rejointes dans un même secteur de
marché qu’elles se partageaient. La différence n’en demeurait pas moins
importante pour les consommateurs qui définissaient une bonne part de
leur personnalité dans ce choix entre les deux lignes de produits.
Généralement, les consommateurs de save ne rencontraient pas ceux de hard
et, s’ils le faisaient, les conversations ne pouvaient que tourner
autours de cette division apparemment fondamentale. Il semblait que ce
fût deux cultures bien distinctes, qui pouvaient cohabiter sans jamais
se mélanger. Les révélations sur l’origine des deux lignes de produits,
provenant des mêmes laboratoires et utilisant strictement les mêmes
procédés de fabrication, n’avaient pratiquement eu aucune incidence sur
ce partage du marché. Se défoncer à l’héroïne, à la cocaïne, au dronix
ou au XVS de Hard n’avait certainement pas la même signification
que passer un bon moment avec de l’héroïne, de la cocaïne, du dronix ou
du XVS de Save.
...
Si on l’interrogeait sur ses orientations politiques, Dos Pasos
répondait invariablement qu’il militait pour l’instauration d’un
service sexuel universel. Cela lui permettait de passer pour un doux
excentrique, car peu de gens remarquaient que, dans ce qui paraissait
une boutade, se trouvait l’application cohérente d’idées émises par un
intellectuel rebelle du siècle passé. C’est qu’en ce domaine sensible,
la politique, il convenait d’être d’un conformisme à toute épreuve ou
d’une excentricité inoffensive. La première option se révélait
dangereuse à la longue, dans la mesure où, sous les effets d’une drogue,
de la rage ou d’un excès momentané de confiance, il existait toujours
la possibilité de se trahir par des propos inconsidérés. Tandis que
l’option de l’excentricité permettait, en cas de problème, de travestir
son opinion sous les apparences d’une plaisanterie sans conséquence.
...
Jocelyn suivait son agent-type tous les jours, à toute heure ; pas
une minute sans qu’il ne sache où il se trouvait, ce qu’il mangeait,
buvait, disait, pensait. C’est-à-dire, il ne le “suivait” pas mais il le
suivait quand même. Rarement, il sortait de son bureau ; jamais il
n’avait vu de ses yeux l’agent, source de tant de spéculations au sein
du Service. Carte de crédit, téléphone, ordinateur, bicyclette balisée,
carte de transport, caméras de vigilance, caméras espionnes, drones,
chip sous-cutané, chip de Carte d’Identité, offraient une vue assez
complète du personnage sans qu’il n’y ait besoin d’ajouter une lourde
surveillance physique, qui aurait surtout apporté son lot de facteur
humain, par définition peu fiable. À travers son suivi cardiologique en
temps réel, croisé avec des données visuels ou d’autres sens, Jocelyn
pouvait aisément saisir les pensées les plus intimes de l’agent-type, il
connaissait y compris des aspects que la personne ignorait d’elle-même.
Il savait, par exemple, que la mère de l’agent-type ne lui provoquait
qu’ennui, pas une once d’un sentiment enthousiaste, alors que lui-même
devait se convaincre d’un amour filial assez fort pour aller la visiter
trois fois par semaine. Le coeur n’y était pas, le rythme cardiaque
était formel.
...
Sans jamais s’essayer à la bombe, Dos Pasos admirait depuis son
adolescence les graffitis. Avec le temps, il les jugeait sans y prendre
gare, comme n’importe quel amateur de peinture replaçant machinalement
un tableau dans son histoire qui lui en révèle une partie de sa saveur. À
cette époque, il avait remarqué un signe récurrent, marquant
certainement l’apparition d’un nouveau groupe de graffeurs, qui
accompagnait des graffs disséminés de manière apparemment aléatoire dans
toute la ville. Cette étendue territoriale avait de quoi surprendre
pour des nouveaux qui auraient dû respecter la géostratégie de la
confrérie, quoique changeante, bien affermie avec le temps. Il en avait
déduit que des accords avaient été conclus ou bien que le nouveau groupe
se composait de membres de tous les autres. Outre ce signe étrange et
si bien reconnaissable, les graffs se distinguaient par des mots abscons
qui semblaient délivrer un message à un public averti. Il s’était mis à
les photographier, et à recopier les termes dans un carnet, dans
l’espoir d’en saisir le sens. Ses piètres tentatives de cryptologie ne
le menèrent nulle part. En revanche, à force de suivre ces dessins,
ceux-ci le dirigèrent, sans qu’il ne s’en aperçoive, vers une petite
gare désaffectée au coeur de la ville. Le hangar, étrangement
accueillant, entretenait une familiarité esthétique certaine avec les
fameux graffitis.
Estella était captivée par sa peinture, quand elle se rendit compte
de la présence de Dos Pasos dans le hangar. Un peu agacée par
l’intrusion, elle évita cependant de le brusquer, et le regarda
simplement en attendant une explication de sa part.
Celle-ci arriva de manière un peu confuse, dans un bredouillement
d’excuses et d’explications incohérentes. Voir la gêne de Dos Pasos la
rendit de bonne humeur, et elle délaissa ses pinceaux pour l’accompagner
dans une visite guidée des lieux. Les autres habitants arrivèrent peu à
peu. Par leurs apparences, certains confirmèrent Dos Pasos dans son
impression qu’il s’agissait du repère des graffeurs qu’il suivait depuis
quelques semaines. Pour le reste, ils étaient de tout âges, et les
vêtements pouvaient aller du plus strict complet-veston, évoquant la
haute-finance, jusqu’aux allures les plus excentriques qu’entretiennent
volontiers les artistes mais aussi les clochards ; en somme, une sorte
de condensé de la faune urbaine contemporaine – ni plus ni moins. Tous
semblaient très bien se connaître, se côtoyaient avec une tranquille
familiarité, qui n’empêchait pas les plus rugueux de manifester des
humeurs en rien aimables. Il lui fallut plusieurs heures pour saisir que
certains ne connaissaient à peine plus le hangar que lui-même, qu’il
n’était pas plus étranger qu’un autre. Estella ne fit rien pour le lui
faire comprendre plus vite, mais elle l’observa changer d’attitude et
abandonner peu à peu sa timidité pour se fondre.
...
Les rapports de Jocelyn ne laissaient pas de surprendre certains de
ses collègues, chefs ou subordonnés. Alors qu’ils observaient tous des
indices s’agiter en tous sens, Jocelyn restait imperturbable et son
fameux agent-type ne semblait pas entreprendre le moindre geste suspect.
Tous ses rapports indiquaient que celui-ci était encore bien loin de
dépasser le degré admis de révolte. Autrement dit, il était parfaitement
inoffensif et, conséquemment, l’ensemble de la population restait
encore bien en deçà d’un degré de lucidité qui puisse susciter la
moindre inquiétude. Tout au plus, pouvait-on observer sa courbe de
l’agacement constant, avec lequel les individus devaient vivre depuis
quelques générations déjà, augmenter. Rien d’alarmant, elle n’avait
cessé de croitre durant des décennies sans que rien ne laissât entrevoir
un seuil limite. Les gens s’habituaient, voilà tout.
Et la génération suivante acceptait un seuil plus élevé, sans que personne n’y trouve à redire.
Avec la stature si vite acquise par Jocelyn au sein du DAR, et son
âge laissant prévoir une prochaine ascension dans des cimes, depuis
lesquelles il pourrait leurs créer des ennuis sans fin, aucun de ses
collègues dubitatifs ne s’autorisa à remettre en cause sa méthode.
...
Un jour qu’il vint au hangar, les choses s’accélèrent. Stella le
débarrassa sans un mot de son téléphone et de ses cartes, et le fit
passer sous un sas bricolé qui, expliqua t-elle, pouvait détecter les
chips incrustés dans les objets et sous la peau.
Il comprit qu’il se réunirait avec un groupe plus fermé que celui du
hangar et, enfin, il saurait vers quoi il se dirigeait. Lorsqu’il arriva
dans la salle, en effet, le groupe était assez réduit, mais il y avait
beaucoup de têtes connues. Un jeune adolescent remplit un sac-à-dos avec
les artefacts repérables (téléphones, etc.) de tous les présents et
s’en alla. On lui expliqua que le garçon passerait les prochaines heures
dans des transports en commun, afin que la réunion ne puisse pas être
détectée. Puis quatre personnes, dont Estella, expliquèrent le plan. Il
fut déçu par sa simplicité. Il avait imaginé quelque chose de vraiment
sophistiqué.
Mais comme il n’avait rien de mieux à proposer, il écouta et tâcha de
saisir où il serait le plus efficace. En somme, il ne s’agissait rien
d’autre que d’une attaque simultanée de toutes les institutions, à la
fois sur le Réseau et Physiquement. La réunion qui avait lieu là, était
reproduite au même moment dans toutes les villes. Les cibles étaient
toutes désignées, il ne restait qu’à choisir le moment, et celui-ci
approchait.
...
Ce jour-là, Roselyne effectuait l’une de ses trois visites familiales
hebdomadaires, quand elle reçu les premières nouvelles de l’écroulement
des Pouvoirs. Un peu interloquée au départ, elle en ressentit bientôt
un grand soulagement, comme celui qui fit respirer l’ensemble de ses
contemporains. Chez elle, cela se traduisit immédiatement en une
tendresse pour sa mère, un sentiment qu’elle croyait totalement évanoui
et qui resurgit paisiblement.
Roselyne ne se douta jamais du rôle majeur qu’elle joua dans la fin
du Régime, en tant qu’agent-type désigné par les statistiques. Seul
Jocelyn eu été en mesure de la renseigner et, lui, se garda bien d’en
informer quiconque. Il profita simplement de l’effondrement généralisé
pour dissimuler toute son opération dans les décombres.
Puis il se fondit dans l’anonymat, comme la plupart des anciens agents
du Service, qui se rendirent compte que même les données les concernant
avaient disparu.
Certains, dit-on, se recyclèrent dans des tâches utiles. La Coalition,
quant à elle, n’est que ce qu’elle est : quelques histrions religieux
menés par l’héritière Deng-Shah-Bush, dont le pouvoir est à la mesure de
la valeur donnée à leur argent, soit nul.
...
FinJohan Sebastien
Paru dans LundiMatin #28
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