UN PALACE AUTOGÉRÉ PAR SES GROOMS

Inauguré sous la dictature militaire, le luxueux hôtel Bauen était fermé depuis quatre ans. Ruiné par les fraudes réitérées de son propriétaire, il ne trouvait pas repreneur. Les employés licenciés s’en sont emparés et ont transformé le palace décati en coopérative florissante.



L’hôtel Bauen, en plein centre de Buenos Aires, n’est pas un hôtel quatre étoiles comme les autres. Le hall d’entrée grouille de grooms. Sur la gauche, un garçon d’ascenseur attend. Même standing fait de bois précieux et d’employés méticuleux à la réception. Pas de quoi s’étonner a priori. Pourtant, cet ancien fleuron de l’oligarchie argentine est aujourd’hui un symbole de subversion. Oui, l’hôtel Bauen a son histoire et il est histoire. Il fut inauguré au plus fort de la dictature militaire, en 1977, pour recevoir la crème des spectateurs de la Coupe du Monde de 78. Un bel exemple de l’alliance entre monde des affaires et armée, qui profita si bien à une exquise minorité. Pendant quinze ans, FMI et politiques locaux ont véhiculé l’illusion d’une société consumériste dans un pays que l’on pensait jusque-là appartenir au tiers-monde. Durant cette période, l’hôtel Bauen a vu des concurrents plus modernes fleurir autour de lui, sans que cela gêne sa prospérité frauduleuse. Mais comme toute fraude connue du public, l’économie argentine a fini par être mise à nue. Elle est revenue brutalement dans le tiers-monde dont elle avait cru sortir. Une illusion qui lui coûta au passage presque toute sa capacité productive. Fin 2001, l’Argentine se trouve soudain plongée dans une crise comparable à celle de 1929. Des millions de pauvres, la famine pour des dizaines de milliers d’habitants d’un pays exportateur de viande… Et l’hôtel Bauen qui ferme.

Des combines pour lutter contre la faim se généralisent alors. Récupération, recyclage. Ainsi, Buenos Aires est investi tous les soirs par des milliers de personnes (hommes, femmes, enfants, vieillards) fouillant les poubelles, triant les cartons, les boîtes de conserve, le verre… Une autre pratique consiste à aller bosser même si la boîte a fermé. Le patron est parti avec la caisse, mais le local est encore là. Des ex-travailleurs de diverses branches remettent en marche les machines. Situation périlleuse : beaucoup de ces boîtes récupérées passent de la faillite à la prospérité en quelques mois. Vraiment choquant : elles n’auraient donc pas besoin de patrons pour fonctionner ? Ainsi l’usine Zanon, qui produit du carrelage à Neuquen, dans le sud du pays, toujours au bord du gouffre quand le patron la gérait, devient en une vingtaine de mois une entreprise en pleine expansion. Les ouvriers de Zanon sont même obligés d’embaucher. En vendant plus et moins cher, ils partent à l’abordage du marché intérieur (l’exportation leur est interdite pour d’obscures questions légales). Et en plus, ils se paient mieux qu’avant. Les employés du Bauen ont fait un peu la même chose. Licenciés, ils voyaient dépérir le luxueux immeuble fermé, attendant en vain un repreneur qui épongerait les dettes du proprio. Ce dernier, malgré lesdites dettes et la crise que vivaient ses compatriotes et ses anciens employés, s’était replié sur un autre hôtel, plus moderne, baptisé Suites Bauen (imaginatif, ce patron), à deux pas du vieux Bauen. Le monde des affaires a ses raisons que le monde des mortels n’a pas à connaître. Les ex-employés imaginent alors un plan. Ils entrent en cortège dans le clinquant Suites Bauen et se dirigent vers le sous-sol, où notre malin de patron a fait construire un tunnel menant à son ancien fief. C’est ainsi, dans cette joyeuse invasion de l’ancien Bauen via le nouveau Bauen, où se pavane la haute société, que les ex-employés retrouvent du boulot.

Photo de Martin Barzilai


C’était il y a deux ans. Le vieil hôtel rouvre ses portes. Au début, les occupants se paient grassement afin de rembourser les dettes de chacun, puis ils réduisent momentanément les salaires afin de pouvoir rénover l’hôtel (achetant à prix préférentiel du carrelage aux Zanon, par exemple). Au départ, ils ne sont qu’une trentaine de permanents à louer les quelques chambres qui n’ont pas trop perdu de leur cachet malgré le manque d’entretien. Aujourd’hui, la coopérative Bauen compte cent vingt employés et a rénové cent soixante des deux cent vingt chambres de l’hôtel. Il va de soi que ce genre d’initiative pouvant donner des idées au reste du pays, elle n’est pas appréciée par tout le monde. Aussi des opérations de police sont régulièrement lancées, au nom d’une décision de justice préconisant l’expulsion des occupants, pour enfin retrouver la situation d’abandon qui prévalait auparavant. Mais la ville veille, et à la moindre alerte tout s’arrête, les rues sont bloquées, le métro en grève, une foule de manifestants fait barrage devant l’hôtel. Car depuis la reprise du Bauen par ses ex-employés, de nombreux mouvements sociaux se réunissent dans ses salles de réception. Autrefois louées à des comités d’entreprise, assemblées d’actionnaires et autres réunions de malfaiteurs, les salons sont aujourd’hui à la gracieuse disposition de tout mouvement plus ou moins organisé qui « n’est pas d’accord ». En juste retour des choses, pas un geste répressif ne se commet contre nos autogérés sans provoquer une paralysie du centre-ville. Si vous travaillez dans une entreprise qui flanche, vous savez maintenant qui il faut remercier.

Article publié dans le n°25 de CQFD, juillet 2005.

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